Eminem : Music to Be Murdered By, la soif de sang d’une légende en quête de reconnaissance

Avec son onzième album, Music to Be Murdered By, Eminem prouve qu’il a entendu les critiques, mais affirme également sa volonté d’être respecté et considéré à sa juste valeur : comme une légende du rap.

Certains diront qu’après onze albums et plus de vingt ans de carrière, l’aura d’Eminem s’est essoufflée et qu’il n’a plus grand chose de pertinent à dire. Comment leur donner tort tant le rappeur de Détroit semble tourner en rond ses dernières années, se perdant même un peu parfois sur ces derniers projets. Forcément qu’après tant d’années d’activité, il est plus difficile pour un artiste de se renouveler, et encore plus de toucher juste. La tache est d’autant plus ardue lorsqu’on s’appelle Eminem.

Malgré toutes les critiques et les controverses dont il a fait l’objet ces dernières années, rien n’a changé depuis ses premiers succès. L’enfant terrible de Détroit a aujourd’hui cinquante ans, mais il vend et fascine toujours énormément. On l’a vu ce vendredi 17 janvier, quand il a dévoilé par surprise son nouvel album, Music To Be Murdered By, la Terre s’est subitement arrêtée de tourner quelques heures et tout le monde s’est précipité pour l’écouter.

A chaque fois que le rappeur sort un album, c’est le même phénomène qu’on observe. De nombreuses questions s’entremêlent dans l’esprit de nombreux auditeurs. Sur qui il va taper ? Que va-t-il nous raconter cette fois ? Quelle direction va-t-il prendre ? Des interrogations systématiques qui font naître chez eux un sentiment unique, entre excitation et appréhension. L’émotion et l’effet de surprise passé, que nous a donc concocté Marshall Mathers en 2020 ?

It’s your funeral…

Première chose à savoir sur ce Music To Be Murdered By : il s’inspire de l’oeuvre musicale macabre d’Alfred Hitchcock du même nom sorti en 1958. Du projet de son “Oncle Alfred”, Eminem reprend l’esthétique de la pochette et des samples vocaux du cinéaste dans ses interludes. Des les premières notes, l’ambiance est posée : ce disque sera sombre, froid, et sanguinolent. Des aspects sordides qui ont à la fois fait le succès de la figure du cinéma britannique, mais aussi la réputation de Slim Shady.

Vous voilà prévenu, ça va saigner. Le MC n’est pas là pour déterrer les cadavres de son placard, mais bien pour en enterrer plus d’un. Dès l’ouverture de l’opus, Eminem nous fait une prémonition et nous plonge dans une ambiance lugubre à souhait. Une atmosphère qui n’est pas sans rappeler celle de son album noir de 2009, Relapse.

Toujours empli de rancœur, il déverse toute sa colère au micro et s’attaque une fois de plus à ceux qui l’ont fustigé de critiques acerbes ces dernières années. C’est là la principale trame de cet album : le cri de frustration d’un rappeur qui tente tant bien que mal de satisfaire ses fans, tout en revendiquant le respect qui lui revient de droit.

Eminem déplore ainsi le fait qu’on lui martèle sans cesse qu’il n’est plus au niveau, au lieu de mettre en avant sa longévité dans le rap. On comprend aisément que l’artiste a à cœur de défendre son travail et son héritage, surtout quand celui-ci est est aussi personnel et intime que la musique.

“J’ai plus de rageux que de fans, ce jeu va te rendre fou. Je vais finir fauché alors que j’étais le GOAT. Avant on me jouait en boucle sur toutes les radios
ls disaient que j’étais un génie des rimes mais que mes propos étaient plats, mais quand j’ai sorti Revival pour exprimer mes opinions, ils ont détesté ça […] Les fans m’emmènent dans une direction et les rageux dans une autre”.

Fort heureusement, s’il ne manque pas de remettre à leur place ses détracteurs, tout en déballant ce qu’il a sur le cœur, il évite l’écueil de faire un Kamikaze 2. Ces élans de colère exprimés, il ne va très vite revenir à ce qu’il sait faire de mieux : dresser le tableau de sa vie, provoquer, divertir son public avec des histoires incroyables, et surtout s’amuser le micro en main. C’est tout cela qui fait l’essence de son art, car Eminem est avant tout un amoureux de rap.

Old school, new school, là n’est pas la question

Mais contrairement à ce que beaucoup croient, celui qui se fait appeler par certains “papy colérique” n’est pas aigri. Loin d’être fermé à la nouvelle génération, il ne met pas tout le monde dans le même sac et sait reconnaître un jeune talent quand il en entend un. Après Joyner Lucas, le voilà qui adoube Don Toliver, Young M.A et le regretté Juice WRLD. Fan inconditionnel du rappeur de Détroit, le prodige déchu d’Atlanta doit être heureux là-haut, de figurer sur l’album de son idole. En ayant fait de bons choix artistiques, Slim Shady tend enfin à réussir sa transition vers la nouvelle génération.

S’il comprenait la langue de Molière, pour sûr qu’Eminem apprécierait cette punchline emblématique du rap français. Simplement parce qu’il reste un artiste passionné et fin digger qui écoute tout ce qui se fait, et ce, peu importe l’époque. S’il ne manque jamais de saluer l’héritage des pionniers de la discipline passés avant lui (dans sa musique, mais aussi sur des tee-shirts lors de ses concerts), il se montre également sévère depuis plusieurs années, au sujet de l’évolution du rap.

Parmi les autres collaborations de cet opus, on ne peut évidemment pas passer à côté de “Yah Yah”, cette bombe lyricale co-signée par son pote Royce Da 5’9″, Denaun, Black Thought et Q-Tip. Trois légendes de la discipline réunies pour le simple amour du micro et à la gloire de l’art du rap. Cela faisait des années qu’Eminem et le MC de The Roots partageaient le micro lors des cyphers et autres performances télévisées. Il aura fallu attendre 2020 pour avoir enfin droit à une collaboration en bonne et du forme. La reformation partielle de Slaughterhouse (amputé de Joe Budden avec lequel Eminem est en froid) est également propice à un assassinat de micro en règle. La belle présence d’Anderson .Paak sur “Lock It Up” régale et confirme les liens étroits qui subsistent entre Shady et le label Aftermath.

Des démons toujours présents

Passés les featurings dans lesquels l’artiste se laisse aller à la performance, lorsqu’il se la joue solo, c’est évidemment pour parler de sujets plus personnels liés à son passé. Dans “Those Kinda Nights” par exemple, il se remémore sur les folles soirées de débauche qu’il vivait à l’aube de son succès avec D12. Ses démons amoureux reviennent le hanter dans “In To Deep”, “Never Love Again” et “Farewall”. Aussi, il se replonge dans sa vie de famille tumultueuse sur “Stepdad”, sans parler du morceau dédié à son père “Leaving Heaven”.

Après le décès de son géniteur l’an dernier, le rappeur n’avait fait part d’aucune réaction particulière. C’est désormais chose faîte sur cet album. Mort ou pas, Marshall exprime toujours la même haine contre son père qui l’a abandonné au berceau. Aucun remord, mais des mots aussi forts que violents, et sublimés par la voix fantomatique de Skylar Grey au refrain. Le point d’orgue de ce titre reste le monologue d’un fils adressé à son père en outro du morceau.

“Tu sais, je devrais te déterrer de ta tombe pour te cracher à la gueule. Toutes ces photos où tu t’affiches avec des magazines qui parlent de moi, pour montrer au monde à quel point tu es fier… CRÈVE connard ! Tu sais quoi ? Si tu avais été présent, je n’aurais sûrement pas vécu toute cette dépression. Alors c’est toi que je blâme… ou devrais-je dire remercie, car sans ça, je ne serais jamais devenu Eminem… Bon, je termine le chapitre là… Repose en paix salope. On se verra en enfer”.

Une fois l’introspection terminée, il n’oublie pas non plus de prendre position. N’en déplaise à ceux qui reprochent à Eminem de mettre de la politique dans sa musique, “Darkness” est une merveille de storytelling. Faisant un brillant parallèle entre ses expériences personnelles de dépression et l’histoire de Stephen Paddock, il raconte du point de vue du terroriste, le déroulement de l’attentat de Las Vegas où 58 personnes venues assister à un festival de musique ont perdu la vie. Tout ça dans le but d’appeler à la modification de la législation des armes à feu aux Etats-Unis. Le tout bien sûr sur un ton glacial, à l’image de la teinte hitchcockienne de Music To Be Murdered By.

Des productions au service de l’artiste

Pour dépeindre une telle ambiance musicale, Eminem ne pouvait pas s’entourer de n’importe quels producteurs. Contrairement à ses derniers opus qui laissaient la porte ouverte à des beatmakers très différents les uns des autres, ce MTBMB a centralisé sa direction artistique autour du savoir-faire aux machines de ces plus emblématiques collaborateurs. C’est ainsi que Dr. Dre a signé sept productions sur les 20 titres de l’album, en plus de superviser l’ensemble.

Pour coller aux ambiances sombres de l’oeuvre, on retrouve également le légendaire The Alchemist, qui est aussi le DJ d’Eminem, Mr. Porter, Luis Resto et bien sûr, Marshall Mathers lui-même. Si l’effort de recentrer la direction artistique vers quelque chose de moins pop est à saluer (même les featurings avec des artistes pop tels que Ed Sheeran ou Skylar Grey n’ont pas vocation à briller en radio, c’est dire), on ne peux que regretter que la démarche n’ait pas été poussée à son maximum.

En effet, malgré la qualité et la finesse globale des productions, il subsiste encore quelques disparités de qualité entre certains titres, notamment dans les instrus proposée par les producteurs sollicités. Ce qui n’était pas le cas dans les années 2000 durant lesquelles la musicalité d’Eminem brillait d’une certaine harmonie. Particulièrement l’album Relapse co-signé par Dr. Dre d’ailleurs.

A l’époque, Eminem et Dr. Dre étaient en effet parvenus à trouver une réelle identité musicale pour coller au personnage de Slim Shady. Aujourd’hui, le rappeur a beau avoir fait appel à une majorité de collaborateurs avec lesquels il travaille depuis de nombreuses années, tout ce beau monde ne parvient toujours pas à s’accorder sur une signature sonore unanime, et en phase avec les codes contemporains du rap. Néanmoins, ces quelques points noirs de production sont vite éclipsés par les prestations vocales du rappeur.

Désormais loin de l’époque où il hurlait et posait parfois même off beat, il semble aujourd’hui plus apaisé et son flow s’en ressent. En parvenant parfaitement à moduler sa voix, à accentuer son rythme et en changeant constamment de tempo, le MC a visiblement enfin trouvé le bon équilibre pour débiter ses rimes. Ce qui laisse éclater toute la justesse de ses jeux de mots et la finesse de sa folie. En témoigne ses performances virtuoses sur “Marsh”, “Little Engine”, “Yah Yah”, “Unaccommodating”, “Lock It Up” et “Godzilla”.

Sur ce dernier par ailleurs, Em’ signe même le couplet le plus rapide de sa discographie. Un couplet dans lequel il fait un pied de nez à tous ceux qui clament qu’Eminem”, depuis “Rap God”, ne jure que par la technique. Et oui, la provocation, c’est sa marque de fabrique, n’oubliez pas.

Outre sa technique supersonique, Eminem ne serait pas Eminem sans une bonne dose de piques adressées à ses rivaux du moment. Il fallait donc s’y attendre : dans cette salve verbale tranchante qu’est Music to Be Murdered By, Machine Gun Kelly, Lord Jamar, Joe Budden, et bien sûr Nick Cannon, en prennent pour leur grade dans les règles de l’art.

La reconquête

Mieux construit et plus maîtrisé que ses deux précédents albums, Music to Be Murdered By prouve qu’Eminem a su écouter les critiques et canaliser sa colère, pour se concentrer à refaire de la bonne musique. Comme chacun sait, le chemin de la remise en question est long, tortueux et périlleux, et après des années d’expérimentations bancales, on est heureux de constater que le rappeur de Détroit a enfin retrouvé le bon chemin.

En 2010, il a su braver ses propres démons pour revenir sobre et au top de son art. Dix ans plus tard, le voilà qui ouvre un nouveau chapitre de sa carrière légendaire. De nouvelles pages pleines de promesses, à placer sous le signe de la reconquête des cœurs. Ça part de là, et il peut remercier son oncle Alfred de lui avoir montré la voie.

Jérémie Leger
Jérémie Leger

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