Eric Ellena, réalisateur du film “Bliss” , l’interview pour HHC.

DANSE

Peux-tu te présenter ? Comment en es-tu arrivé à t’intéresser à la danse hip hop ?

Je réalise des documentaires depuis environ 15 ans. J’en ai plus d’une vingtaine au compteur dans des domaines aussi variés que l’histoire, la découverte, l’art et la culture.
J’ai découvert la danse hip hop sur le tournage d’un documentaire sur un grand acteur américain pour lequel le réalisateur voulait utiliser des breakers. J’étais chef opérateur sur ce film et j’ai été impressionné par le talent et la gentillesse des danseurs, notamment Ken Law du crew Premier Avertissement. J’ai voulu en savoir plus sur leur milieu et j’en suis arrivé à réaliser un premier documentaire sur cinq chorégraphes qui cherchent à élever le hip hop au rang d’art. Ce film, réalisé en 2013, s’intitule « Entre ciel et terre ». Parmi eux, il y avait justement Ken Law mais aussi Ryad Fghani du Pockemon Crew, Mohamed Belarbi des Vagabonds, Mourad Merzouki de la compagnie Käfig et enfin Anthony Egéa de la compagnie Rêvolution. Après le tournage, je suis resté en contact avec Anthony. Je savais qu’il allait bientôt entamer la création d’un nouveau spectacle, Bliss. Nous en avons parlé. Je lui ai dit que ce serait génial de suivre le travail de création, depuis les auditions jusqu’à la première. Il était d’accord, il m’a donné carte blanche et on s’est lancé dans l’aventure presque immédiatement. C’était une opportunité exceptionnelle, comme on en a peu, il ne fallait surtout pas la manquer.

De quels soutiens as-tu pu bénéficier ?

Au début, nous n’avions pas d’argent. Mais, grâce à ma société de production, French Connection Films, nous avions une unité de tournage. Alors, j’ai convaincu plusieurs collègues et nous nous sommes lancés. J’écrivais le projet en même temps que je rencontrais les danseurs aux premières auditions. C’est dur de convaincre les chaînes de télévision, leur public n’est pas très jeune pour la plupart, elles ont l’impression qu’il ne s’intéresse pas à la danse et aux cultures urbaines, je pense qu’elles ont tort. Heureusement, on a réussi à convaincre une chaîne internet du spectacle vivant de nous suivre, Cinefeel (groupe M-MEDIA). Puis, on a décroché l’aide du CNC, celle de la région Aquitaine, où se déroulait une bonne partie du tournage, ainsi que celle de l’ACSE qui défend la diversité et promeut l’intégration. Et puis, la compagnie et les musiciens nous ont beaucoup aidé, en entrant en coproduction.

Peux-tu nous présenter le projet Bliss ?

Bliss est une idée folle d’Anthony Egéa, celle de présenter le monde de la nuit, les dancefloors et les clubs, dans un spectacle onirique et endiablé d’environ une heure. Anthony a un parcours atypique. Il a commencé à danser le break dans la rue à Bordeaux avant d’aller étudier la danse classique avec Rosella Hightower à Cannes et la danse contemporaine avec Alvin Ailey à New York. C’est un artiste touche à tout, qui aime par dessus tout l’énergie des corps et des sons. Dans « Bliss », il y a en permanence 2 D-Jays sur scène qui recréent l’ambiance d’une boîte en live et 10 danseurs qui se croisent dans différents tableaux avec des duos, des trios, des chorégraphies de groupe. Ces danseurs sont issus d’horizons très différents : certains viennent du break, d’autres du hip hop debout, d’autres encore de la danse électro. Et enfin certains viennent du contemporain. Et il y a de vraies pointures comme Mufasa, championne de hip hop, ainsi que plusieurs caïds de l’électro comme Goku, Skips ou Miel, pour ceux qui connaissent la discipline.

Y-a-t-il eu des difficultés particulières à faire coexister plusieurs univers de danse ?

Les danseurs sont arrivés sur le spectacle avec une vraie envie de partager leur savoir-faire et en même temps découvrir de nouvelles techniques. C’était sympa de voir les danseurs électro apprendre le hip hop ou même tenter des mouvements de break. En retour, j’ai aussi vu les breakers apprendre des enchaînements électro et y prendre beaucoup de plaisir. C’est bien d’élargir en permanence son registre pour un danseur. Anthony a su tirer partie des particularités de chacun. Certains danseurs ont eu le sentiment qu’il aurait peut-être pu aller plus loin, leur demander des choses encore plus techniques mais le danger est d’avoir un spectacle qui est un collage de prouesses et de techniques et qui, au final, perd son âme, n’a pas de cohérence artistique globale. Anthony l’a dit à plusieurs reprises, il devait emmener chaque danseur, quel que soit sa spécificité et sa technique de base, sur son territoire à lui, celui du chorégraphe, du chef d’orchestre. Anthony est l’apôtre d’une danse hybride viscérale qui emprunte à l’énergie et la technicité des danses hip hop, du krump au break, mais aussi à celle de la danse classique et contemporaine, pour aboutir à un concentré à la fois harmonieux et émouvant.

Comment s’est passé le tournage, as-tu rencontré des difficultés particulières ?

Le tournage était vraiment difficile. Tellement de choses se passaient sur le plateau pendant les répétitions qu’on s’est vite rendu compte qu’on avait besoin de tourner à plusieurs caméras. On a décidé qu’une caméra suivrait Anthony et ses assistants et une autre suivrait les danseurs et les musiciens. Sauf que les choses bougeaient tellement vite qu’on était souvent battus et que l’autre caméra devait prendre le relais et inverser les rôles. On passait des journées à courir dans tous les sens pour ne rien perdre de ce qui se passait sans savoir ce qui allait être utile au final. On ne peut pas prévoir un déclic dans la création qui se produit quand on ne l’attend pas, ou une engueulade qui montre la tension d’une création. A certains moments, Anthony faisait répéter les danseurs par atelier, lequel devait-on suivre ? A d’autres moments, il improvisait une réunion générale ou demandait un filage. Il a fallu beaucoup de communication entre nous, on a été jusqu’à tourner les répétitions avec 3 caméras, sachant que je devais à la fois diriger la manœuvre et tenir l’une des caméras, le budget étant trop restreint pour embaucher une multitude de caméramen et de preneurs de son. Pour le son, on installait un micro sur chaque caméra, parfois un ou deux sur le côté du plateau et on avait un opérateur qui suivait l’action principale avec une perche. On essayait de ne manquer aucun échange important entre les danseurs et le chorégraphe, tout ça avec la musique du spectacle souvent à fond et le responsable de la scénographie qui essayait de régler ses lumières, allumant ou éteignant des parties du plateau qu’on était en train de filmer sans nous prévenir et de manière brutale. Après une journée de tournage, j’étais rincé. J’avais l’impression d’avoir fait un marathon et je n’avais aucune idée de savoir si ce qui avait été filmé valait la peine. C’est au montage que nous avons découvert les perles. Au milieu des dizaines d’heures, nous avons trouvé des moments géniaux qui montraient toute la difficulté de créer un spectacle, toute la richesse humaine, la complémentarité des danseurs et toutes les étapes à travers lesquelles était passée l’équipe.

Et ta relation avec l’équipe ?

Du côté des danseurs, nous avons fait face à deux groupes. Un groupe était acquis à la cause du film et ont tout fait pour nous faciliter la tâche. Je voulais filmer près de la danse, sentir les corps en mouvement, les efforts, les ratés et les réussites. Nous tournions en général sur la scène, au milieu des danseurs. Du coup, on n’est jamais à l’abri d’un danseur qui dérape et termine sur une caméra ou un caméraman qui gêne un mouvement. Les danseurs acquis à notre cause comprenaient, faisaient attention voire jouaient avec la caméra, même si on leur expliquait qu’il ne fallait pas regarder dans le viseur ou faire une remarque au caméraman, ça serait coupé au montage. Ce groupe a aussi répondu présent pour les interviews hors plateau et pour les tournages dans les coulisses, chez eux, dans leur intimité ou avec leurs amis ou leurs familles.

Un autre groupe n’était pas à l’aise avec notre tournage qui leur a été plus ou moins imposé. Certains étaient timides et n’était pas très à l’aise devant une caméra. D’autres se demandaient comment j’allais exploiter toute cette matière, si j’allais déformer la réalité, ajouter du drame là où il n’y en avait pas, comme le font trop souvent les émissions de télé-réalité. Certains danseurs plus expérimentés étaient inquiets face à mes questions, pourquoi je les interrogeais sur les relations dans le groupe. Et ils ne comprenaient pas pourquoi je voulais les filmer en dehors du spectacle, pour faire comprendre au spectateur d’où ils venaient. Il a fallu pour moi faire preuve de persuasion et de ténacité. On a fait une grande réunion après la première journée de tournage à Bordeaux et on a déballé notre sac. Je leur ai expliqué que je ne faisais pas de télé-réalité mais un documentaire de création, qui leur donnait la parole et ne porterait pas de jugement sur eux. Je leur aussi ai dit qu’il pourrait tous regarder la maquette du montage et me faire leurs remarques avant la finalisation du film. Ca les a rassuré. J’ai bataillé dur pour réussir à interviewer les timides. Tout le temps passé avec eux a fini par payer et j’ai eu le droit à des interviews vraiment touchantes où certains danseurs timides se sont véritablement livrés et ont exprimé ce qu’il avait sur le coeur.

Après plusieurs mois de montage, on a envoyé la maquette et les réactions des danseurs ont été très bonnes, ils n’avaient pratiquement pas de commentaires, il avait compris ma démarche. Celui qui était presque le plus gêné, c’était Anthony, il voulait plein de petits changements qui auraient rendu le film plus mièvre. Lui qui avait accepté la caméra sans rechigner, s’était livré à 100%, comprenant que cette aventure était importante pour lui, avait des doutes, était un peu gêné. Anthony est un grand timide à l’intérieur, un écorché vif. Je lui ai parlé, lui ai dit que j’avais montré ce qu’il avait dans le ventre et que ça aurait été dommage d’en enlever une seule image. Il a finalement compris et le film est sorti sans quasiment aucun changement. Au final, toute l’équipe a admis que le film était reflétait bien ce qu’avait été cette année de création.

Quel est l’avenir du film ?

Le film est présenté en avant-première à Bordeaux le 7 octobre au soir au cinéma Utopia. Pour l’occasion, nous allons également diffuser la superbe captation du spectacle que nous avons fait au TNBA de Bordeaux avec 8 caméras, une grue et un travelling. C’est Julien Condemine qui a réalisé cette recréation audiovisuelle, il a beaucoup de talent. Nous en avons utilisé plusieurs extraits pour le documentaire.

Puis, le film va être présenté dans plusieurs festivals en France et à l’étranger. Il sera également projeté dans un certain nombre de villes et théâtres qui accueillent la prochaine création d’Anthony Egéa, « Les Forains ». Tout cela est en train de se mettre en place, nous tenons à jour un agenda des projections et avant-premières sur le site de la production, French Connection Films (www.frenchcx.com).

Mais la meilleure façon de découvrir le spectacle et son histoire, c’est d’en commander un DVD. Celui-ci est riche. Il contient le documentaire de 90 minutes, la recréation audiovisuelle du spectacle et un clip sur un des titres du groupe Tribology, les musiciens géniaux qui ont créé la musique du spectacle, Yvan Talbot et Philippe Van Tham.

Le film sera aussi disponible sur un certain nombre de site de vidéo à la demande payant, à commencer par celui de notre partenaire Cinefeel/M-MEDIA. C’est un site pas très cher, pour quelques euros, vous avez accès à des centaines d’heures de spectacles et de documentaires sur la musique, la danse et le théâtre.

Plus tard, nous espérons que des chaînes comme Arte ou France O auront envie de diffuser ce film qui donne une image positive d’une France qui bouge et dépasse les clivages et les replis identitaires.

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Mike
Mike

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