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[Classique] : Il y a 20 ans, Le Rat Luciano rappait ”Les Mains Sales”

Cette année 2018 est bien pour deux choses : parce qu’on va avoir droit à une année incroyable en diversité et en qualité, mais aussi parce qu’on va fêter les 20 ans de tous les projets et sons classiques sortis en 1998. Et on va avoir du boulot, car autant aux USA qu’ici en France, cette année est un cru particulièrement coté dans notre rap game. Et pour commence,r on va s’attaquer à un premier gros poids lourd : ”Si Dieu Veut…”, premier album de la Fonky Family, qui ont mis Marseille sur la carte aux côtés d’IAM et du Troisième Oeil.

L’album de la FF a marqué les esprits car il marque en France l’apparition d’un ”rap de classe”, ne s’adressant véritablement qu’aux gens des quartiers populaires, via un argot populaire assez typique des quartiers pauvres de Marseille, et une logique de ”nous contre eux”, où le ”nous” est l’ensemble de classes populaires des quartiers, et ”eux” l’ordre bourgeois français bien établi, avec sa culture, sa musique, ses codes. La Fonky Family va contribuer à écrire une partie de ce qu’on pourrait appeler le ”code de la rue” dans le rap de cette époque, avec une certaine clairvoyance qui nous scotche encore aujourd’hui, tant leurs paroles sont encore pertinentes.

Si l’album aura son article à lui, on va vous livrer un petit avant-goût en s’intéressant à un des morceaux marquants du projet, ”Les Mains Sales”, où Le Rat Luciano apparaît quasiment en solo, accompagné de Fresh, également producteur du groupe marseillais Carré Rouge. Un morceau où Luciano décrit un horizon de plus en plus bouché pour la jeunesse des quartiers, que ce soit sur les chemins licites ou illicites, ce qui va entraîner une surenchère dans les violences avec des jeunes de plus en plus prompts à tomber dans ”l’autre voie”, avec tout ce que ça implique. Plongée dans un des morceaux les plus noirs de l’époque.

Le Rat Luciano, un rap désabusé

Le Rat Luciano

a deux modes : le mode un peu joyeux / enivré, rendant hommage au hip hop, à ce que ça lui a apporté pour son accomplissement personnel, avec plein d’espoirs pour la suite de cette culture, ou complètement désabusé, hyper-conscient de tout ce qui ne va pas autour de lui, entre les mentalités du quartier, les flics qui harcèlent les jeunes, le pouvoir qui ne pense qu’à faire sa comm’ pour se faire réélire en tapant sur les immigrés, et tout ce genre de choses. Ici, c’est clairement au mode ”sombre” qu’on a droit.

Et on le voit dès l’intro rappée à deux avec Fresh : ”la nuit le décor s’assombrit, beaucoup de jeunes paraissent aigris, donc maintenant on a compris : le fric tient le monde par les couilles, on fera tout pour en avoir, le monde par en couille, si tu veux vivre, faux en avoir”. Le Rat Luciano s’est rendu compte, comme tout le monde, que l’argent était devenu la seule chose qui régissait l’existence des humains, et que comme il n’était pas né riche, il allait devoir se salir les mains pour en prendre. Le Rat Luciano est véritablement sur la ligne, dont il parle plus tard, séparant les lascars des voyous. Il oscille d’un côté et de l’autre, en jetant un regard désabusé sur ce chemin de l’illégal qu’il a lui-même emprunté : ”Un œil sur le monde, un œil sur mes finances, 97 sale époque pour la délinquance”.

Puis il se montre, déjà, nostalgique, en repensant à la glorieuse époque du banditisme, celle des années 80 où les choses étaient ”organisées” autour de parrains caïds qui maintenaient un certain ”respect des traditions”. Aujourd’hui, Le Rat se rend compte que plus personne n’en a rien à foutre des traditions et des règles : ”l’esprit gagneur, l’aspect grogneur, mes potes oublient l’époque de la cisaille Monseigneur, c’est ça grandir vite”. Des petits cambriolages, on est passé aux braquages de fonds à l’arme lourde, et aux trafics de stupéfiants dans des quantités de plus en plus grosses. Le Rat Luciano se pose donc déjà comme n ancien, qui a tout vécu, et qui jette sur la société un regard complètement désespérée, ne voyant aucune évolution depuis sa propre époque, si ce n’est la lourdeur des peines et l’augmentation des risques pris par les jeunes de chez lui.

Le Rat rappe pour ceux qui sont sous pression

Mais l’aspect le plus remarquable du son ne réside pas tant dans le message ou les émotions que Le Rat veut transmettre, même si c’est fait avec énormément de sincérité et d’authenticité. C’est plus la manière dont le titre est écrit qui le rend incroyable. Des poignées d’allitérations, des images frappantes et un vocabulaire hyper poussé dans la veine ”quartiers populaires du Sud / ex-bandit”. On a nommé la ligne sur la pince Monseigneur, mais celle sur Marie Curie est hyper bien faite elle aussi : ”Les mains sales à cause de l’argent sale, les Marie Curie tout neufs tentent les morfales”, où les Marie Curie désignent les billets de 500 Francs de l’époque, sur lesquels était imprimée la tête de la chercheuse. Difficile de faire des images aussi frappantes.

Pourtant, peu de gens auront saisi le sens de ces rimes à la première écoute. C’est exactement ce qui fait du Rat un rappeur à part : il utilise des images, des tournures, qui ne peuvent être comprises que par une certaine catégorie de la population, ceux qui, comme lui, oscillent un peu de chaque côté du ”droit chemin” et connaissent les combines les plus débrouillardes. Le Rat décrit son mode de vie populaire, qu’il ne quittera jamais, même blindé, comme il le répétera dans plusieurs autres sons. D’ailleurs, il est toujours fidèle au poste dans son quartier du Panier, même après toutes les ventes de la FF. ”J’estanque des clients, depuis perpète, dégaine de mia, belles lunettes, pas trop mon style, Pull avec trous de boulettes ça m’va comme un gant” : un mot d’argot marseillais pour commencer (escroquer), une référence à IAM, et la description de son pull, parsemé de trous de boulettes causés par les chutes de son join de shit. Là encore, difficile de faire plus imagé, mais difficile de faire une punchline plus ”orientée” au niveau du public visé, très restreint.

Enfin, restreint, c’est ce que les gens croyaient, car les chiffres de vente de l’album de la FF atteindra 400 000 ventes et provoquera un raz-de-marrée sur toute la France, balançant la FF sur le devant de la scène. Finalement, ces images un peu particulières auront parlé à beaucoup de monde, et c’est bien là que réside le génie du Rat : réussir à toucher tout le monde avec une vision pourtant très personnelle. La manière dont il a décrit l’escalade de la violence en France est magistrale : ”Je gagne mon pain sans actes sanglants, cousin, de partout les chenapans dépouillent, pour un porte-feuille, vite zigouillent, à Marseille si tu te grouilles pas les civils te fouillent et fument sur ton compte”, en balançant un petit taquet aux policiers en civils qui œuvrent dans les quartiers du Sud. ”T’as beau avoir les bras de Schwarzy, pour du shit tu plonges, c’est plus l’époque Yves Mourousi, plutôt celle de marijuana, cocaïne loin de nous, si je dois finir à genoux autant refaire Montana Tony” : là encore, même le Rat est conscient d’être sous pression, et qu’il pourrait bien, lui aussi, finir par prendre une arme et faire n’importe quoi.

Bref, un morceau fort et extrêmement bien écrit, un peu sous-estimé même par ceux qui sont fans de ce genre de rap. Le Rat Luciano montre qu’il est bel est bien une des meilleures plumes françaises, et même des stars avec beaucoup d’ego comme Booba le reconnaissent encore aujourd’hui. Et surtout, une manière de s’adresser aux gens sous pression, dans l’urgence, pleine de justesse et de sincérité, avec un discours qui, derrière sa ”glorification” apparente du mode de vie parallèle, est une parole extrêmement intelligente et politisée, ne serait-ce que dans sa volonté de ne s’adresser qu’aux classes populaires des quartiers de France. Un vrai classique.