Lorsqu’on parle d’“Illmatic” de Nas, on s’attaque à un véritable monument du hip hop. Peut être même le plus grand disque de l’histoire du rap, si on en croit les nombreuses chroniques de l’album sorti en 1994. Car il faut dire que je disque est l’un des plus commentés, même encore d’aujourd’hui. Un habile coup marketing organisé par Nas a d’ailleurs réussi à faire un buzz énorme pour l’anniversaire des 20 ans de l’album, en 2014, et ça a été un carton, preuve que ce disque a vraiment marqué la musique.
“Illmatic” est donc l’un des projets les plus disséqués. Pas facile de trouver quelque chose de nouveau et d’original à dire dessus, ça aura forcément déjà été dit par d’autres. Mais d’un autre côté, “Illmatic” fait partie de ces disques dont on est obligés de parler. L’album a eu bien trop d’impact, bien trop d’influence, dans le rap et même en dehors, pour se permettre de le passer sous silence.
La manière de rapper, les types d’instru, les ambiances, les images, tout a été révolutionné par “Illmatic”. On peut vraiment dire qu’il y a eu un avant et un après ”Illmatic”, surtout dans le rap, et encore plus sur la côte Est. Car oui, de la même manière que Snoop est définitivement associé à la West Coast, Nas, lui, est new-yorkais jusque dans son sang, dans son âme, ça se sent.
Nas, Q-Tip, Primo, Pete Rock et Large Professor: le 5 majeur?
4 producteurs auront travaillé sur cet album aux côtés de Nasir Jones (vrai nom de Nas). C’est une première dans l’histoire du rap, car les rappeurs avaient jusqu’ici plutôt l’habitude de travailler avec un producteur attitré, comme Dr Dre avec Snoop, Guru avec Dj Premier, etc. Ici, Q-Tip, Dj Premier, Pete Rock et Large Professor ont fait un travail formidable, en harmonisant tous ensemble leur travail, tout en imposant chacun leur patte sur le projet, bien aidés par un Nas complètement possédé par l’esprit du hip hop.
Ces collaborations ont un double effet: comme les producteurs sont tous new-yorkais de naissance, tout comme Nas, (excepté Primo, qui est tout de même new-yorkais d’adpotion), ça va donner un côté très NYC au projet. Que ce soit en terme de samples, d’inspirations, tout est absolument centré sur la ville, et c’est pour cela que le disque va immédiatement rentrer dans le patrimoine de la East Coast.
Le deuxième effet, c’est que, si tout est new-yorkais, les ambiances et la toile dessinée par les 5 artistes a énormément de nuances et d’influences: du jazz, de la funk, de la soul, et bien entendu du hip hop. Comme dans les deux premiers morceaux, ”The Genesis” ou ”N.Y State of Mind”, composés de samples de Kool & The Gang, Joe Chambers, Donald Bird, mais aussi d’Eric B et Rakim, ou de “Live at the BBQ”, première apparition vraiment reconnue de Nas dans le rap game.
New-York de la casquette à la semelle
Ainsi, l’album de Nas a un rôle éducatif. En écoutant Nas, vous apprenez des morceaux de l’histoire récente américaine, et vous découvrez également les différentes œuvres qui fondent la culture hip hop, comme la funk de Kool & the Gang (groupe east-coast par excellence), mais aussi simplement les travaux des pionniers du rap, comme Kool G Rap, Rakim, et le Wu-Tang dans une moindre mesure. Des influences clairement toutes new-yorkaises, et qui sont une façon de décrire au milieu de quoi Nas a grandi en terme d’ambiances sonores et culturelles. Le deuxième morceau, ”N.Y State of Mind”, titre auquel tous les rappeurs de l’Est ont un jour fait référence, est un petit bijou de condensé de la manière de vivre dans les quartiers pauvres de ”La Grosse Pomme”: une vie rapide, sans repos, avec toujours un œil dans le dos: ”I never sleep, ’cause sleep is the cousin of death”, rappe-t-il très justement.
Il faut dire que Nas a une manière de rapper très particulière, et dans laquelle il est presque un pionnier: contrairement à d’autres rappeurs de l’époque, comme Snoop, NWA, Public Ennemy, Nas ne va pas chercher à attaquer frontalement l’Etat, ou la police, il ne va pas rentrer directement en confrontation avec les autorités. Il va se contenter de décrire son quotidien, de la manière la plus juste, la plus originale, et la plus imagée possible. Sans prendre de pincettes, sans passer sous silence les drames qui s’y passent, comme dans ”Life’s a bitch”, mais sans en faire trop. Plus largement, le jeune Nas (21 ans seulement lorsque l’album sort) s’interroge sur sa place dans la société, sur les modèles de réussites qu’on veut lui vendre pour lui faire gober le rêve américain, sans oublier l’egotrip le plus poussé possible, comme sur ”The World Is Yours”, où le MC montre qu’il est conscient des limites du système des USA, mais également conscient d’être lui aussi avide de richesses et de célébrité comme tous les autres: ”I’m out for president to represent me, i’m out for dead presidents to represent me” (on ne va pas vous l’expliquer cell-là, on espère que vous la connaissez déja).
En fait, Nas incarne New-York, de la casquette à la semelle. New-York, son Bronx, son Queen’s, son jazz, son blues, ses clubs disco/funk, l’envie de réussite des gens qui y habitent, la débrouillardise et la violence des habitants de ses ghettos. Nas ne nous offre rien de plus qu’une promenade dans son New-York, mais une balade plutôt rythmée, et qui prend parfois l’apparence d’une course effrénée dans ses rues. Au point de nécessiter, à la moitié de l’album, une ”Halftime”, une pause, pour reprendre son souffle avant de repartir de plus belle avec des titres comme ”Represent”, ou ”Memory Lane”. Bref, même si le projet fait seulement dix titres, il est très rempli. Rempli de poésie, d’un peu d’arrogance, et de beaucoup, beaucoup de flow. Pas franchement porté sur l’agression et les flows rapides, Nas semble ”couler” sur les instrus, une manière de rapper qu’il lui aura d’ailleurs fermé quelques portes dans le game. Def Jam avait refusé de signer le rookie, car ils estimaient qu’il ”rappait comme Kool G Rap”, ce qui fait écho à notre Laurent Bouneau national, qui avait qualifié le rap de Booba de ”rap de village”. 20 ans après, les deux ont dû bien se bouffer les c**illes.