La folie a toujours eu une place importante dans le paysage du hip hop, en particulier dans le rap américain. On pourrait par exemple nommer les titres classiques, “Insane in the Brain” de Cypress Hill, ou encore “Woo Hah!” de Busta Rhymes et ODB, ou, plus tard, Lil Jon et Kanye West. Cette folie était alors mise en avant comme gage d’originalité, et était une preuve du caractère imprévisible du rappeur, ce qui constitue un double avantage dans le rap game: être capable de faire des sons qui sortent de l’ordinaire, grâce à cette folie justement qui emmène le MC là où on ne l’attend pas, mais c’est aussi un argument “street cred”. En gros, je suis un fou, donc ne venez pas m’emmerder ou vous n’imaginez pas ce qui va vous tomber dessus. Ce profil de rappeur était peu répandu jusque dans les années 2000, confiné aux quelques stars qu’on vient de citer et à quelques autres groupes plus underground comme la Three 6 Mafia ou des groupes latinos, friands de ce genre de délires.
Mais aujourd’hui, en 2017, cette folie est devenue beaucoup plus présente et répandue partout dans le rap game. Une folie au sens “clinique” du terme, des rappeurs avec des problèmes mentaux: pulsions, dépressions, pensées suicidaires, agressivité incontrôlable, le tout en étant capables de faire des morceaux très enfantins, prônant l’amour de la vie (et des drogues dures…). Des personnages sans queue ni tête, mais pas forcément par manque d’idées, car tout ça est finalement très réfléchi. La folie est l’argument de vente le plus efficace de l’année 2017 chez les rappeurs US: Lil Uzi Vert, Kodak Black, 21 Savage, XXXtentacion, Lil Pump, Lil Peep, Lil Xan, 6ix9ine, Post Malone, tous ont mis l’accent sur leur côté marginal, non accepté, inadapté à cause de leur comportement et de leurs pensées étranges. Mais au delà de ça, les “gros” artistes se sont aussi mis à adopter cette posture, comme Kendrick qui a un peu versé là dedans sur son dernier projet (même s’il continue, heureusement, à faire autre chose). C’est bien la preuve que la folie s’est invitée partout, pour le meilleur et pour le pire… On va essayer de comprendre un peu d’où ça vient.
Matrixés par Chief Keef, Gucci Mane et les punks
Si la folie est présente dans le rap depuis les années 80, elle n’avait jamais été poussée aussi loin que par Chief Keef. Le rappeur de Chicago s’était fait un devoir d’envoyer valser toutes notions de bienséance, de valeurs morales, de responsabilités envers la société et les autres êtes humains. Chief Keef passe ses journées drogué au plus haut point, avec des substances “lourdes” (Xanax, Codéine et autres “médicaments”), à se balader en voiture de luxe pour trouver et vendre plus de drogues et devenir très riche. Et il n’invente rien, c’est un vrai inadapté social, arrêté à 14 ans pour fabrication d’héroïne. On n’en est plus aux dealers, et aux gangsters, on est passé à autre chose avec lui. Le MC a augmenté le degré de violence dans le rap, suivant en cela sa principale inspiration, le rappeur Gucci Mane. Chief a fait des armes et de la violence un mode de vie, plus par nécessité, mais parce qu’il adore ça: être le noir dont toute l’Amérique a peur, jouer à fond le rôle qu’on donne aux noirs de Chicago (une des villes les plus violentes des USA).
Le personnage de Chief Keef pouvait être insupportable, mais au moins, il était “cohérent”, car c’était le reflet de son vécu, et de la violence qui l’a bercé depuis sa naissance. Malheureusement, il a enfanté tout un tas de rappeurs qui essayent tous à nouveau d’endosser le costume au choix, soit du gars complètement nihiliste qui n’en a plus rien à foutre, soit celui d’homme finalement très triste / fragile / sensible au oint d’être brisé émotionnellement. Dans les deux cas, un bon prétexte pour caser énormément de noms de drogues et de médicaments dans leurs textes. La presse musicale et les fans sont alors libres de s’émerveiller sur tel ou tel personnage: “oh, un suicidaire, c’est touchant!”, ou “ah, il se drogue, c’est qu’il ressent un mal-être”, ou la version Vice ” j’ai goûté le Xanax de Chief Keef”. C’est ainsi que la folie est devenue l’attribut numéro 1 pour buzzer dans le rap US en 2017 : beaucoup d’idolâtrie, une volonté de faire exploser les frontières entre les genres, et quelques rappeurs marquants, tout ça mélangé, ça nous donne du Lil Pump and co.
Une culture qui se rapproche finalement beaucoup de celle des punks, nihilistes, un peu anarchistes, même si l’avidité bien connue des rappeurs ne les range définitivement pas dans la même case que les punks, qui eux s’en battent vraiment les couilles. Jusque dans les habits, on remarque une volonté de s’éloigner des codes traditionnels du hip hop et son combo survet / baskets / casquette (baggy jean autorisé). Place aux vêtements noirs, aux sapes déchirées, aux cheveux teints de toutes les couleurs, aux tatouages faciaux. Même musicalement, cette volonté de hurler leur rap chez certains, comme 6ix9ine, ou de faire saturer les instrumentales comme XXXTentacion, se rapproche plus des influences rock que du rap classique. On peut dire, pour tout ça, merci aux précurseurs comme Juicy J ou ASAP Rocky qui ont joué leur rôle dans ces changements de style musicaux et vestimentaires. Mais malheureusement, ce qui a apporté un vent d’air frais sur le rap US pourrait aussi bien lui faire beaucoup de mal.
Fous tristes, fous drôles, fous violents
Il se passe toujours des choses regrettables lorsqu’on prend un aspect marginal d’une musique pour en faire une tendance globale: certains s’y mettent sans avoir le background culturel nécessaire, et sont incapables de se rendre compte que ce qu’ils font est ridicule. C’est d’autant plus grave dans le rap, où l’authenticité a toujours été une valeur importante, le fait que la musique que vous faites est en accord avec ce que vous êtes, ce que vous vivez. Et surtout, petit à petit, on perd ce qui faisait le sens de la chose. C’est le cas pour cette folie, qui avait toujours été assimilée à des comportements déviants et donc exceptionnels. Aujourd’hui, presque toute la nouvelle génération US joue aux fous, plus les stars qui s’y sont mises elles aussi. Si les messages sont au début salutaires (on est tous un peu le fou de quelqu’un, et vouloir, par sa musique, faire que ceux qui sont un peu fous soient mieux acceptés est une intention noble), on voit bien la contradiction: la déviance devient norme, ou en tout cas, elle n’est plus du tout exceptionnelle. Le fait d’être fou, de se revendiquer comme ayant des pulsions suicidaires, est un peu ridicule et contradictoire avec les valeurs du rap, qui ont toujours été d’entreprendre et de construire des choses: même à la pire période dirty south, Lil Wayne voulait construire son empire. Et ça commence surtout à lasser, puisque ça devient normal. L’année 2017 s’est fait dans une escalade de folie, comme en témoigne le phénomène XXXTentacion : son nombre de vues grandissait au fur et à mesure que la hauteur de ses sauts dans la foule augmente, on doit être à 7 ou 8 mètres de haut à peu près, on espère qu’il s’arrêtera avant les 100 mètres, car personne ne pourra plus le rattraper…
Le buzz que fait chaque article qui parle de lui est incroyable, notamment lorsqu’on parle de ses problèmes judiciaires liés à de la violence conjugale… Un phénomène qui n’est pas isolé, Kodak Black lui ayant emboîté le pas, accusé lui d’agression sexuelle. On ne va pas non plus se voiler la face: du temps de Snoop Dogg, certaines histoires étaient par exemple assez sales, et plusieurs rappeurs au fil du temps ont été accusés agressions en tous genres sur des personnes du sexe opposé. Comportement de “Mâle Alpha” oblige, certains ont forcément du mal à faire la différence entre la fiction relative des egotrips machistes du rap et la réalité, tandis que d’autres y arrivent très bien. Mais cette culture du mâle dominant devait forcément donner son lot d’agresseurs, même si, visiblement, les rappeurs sont plus sages que les stars du cinéma à ce niveau là… Toutefois, avant les rappeurs étaient connus, puis après avaient tout un tas d’emmerdes avec les filles,alors que maintenant ils se feraient presque connaître de cette manière (ça et Soundcloud). Le paradoxe, c’est que pour Kodak et XXX, leurs chansons peuvent contenir des messages d’une complexité et d’un profondeur qui font penser que malgré leur vécu, ce sont de véritables créateurs.
Les risques du métier…
Pour Lil Pump et d’autres, qui ne prônent que la prise / vente de drogues dures et la foi en les armes à feu et le dollar, on n’est moins sûrs. Ceux-là on peut les ranger dans la catégorie des fous rigolos, tandis que Kodak Black, XXXTentacion ou 6ix9ine (accusé d’agression sexuelle sur mineure) eux, sont à classer parmi les violents. Le problème étant, comme souvent dans ces cas-là, que les vrais malades mentaux sont les meilleurs artistes, tandis que les autres essayent de se faire passer pour des artistes en se comportant comme des extravagants. Mais du coup, on s’interroge: cet artiste ne serait-il pas plus à sa place en hôpital psychiatrique, que devant une foule de 100 000 personne sen train de l’acclamer, alors qu’il vient de sortir de prison pour avoir agressé et mordu une femme (cf: Kodak Black) ? Ne serait-il pas mieux ailleurs que sur les ondes d’une radio, alors qu’il y a trois jours, il pilotait son bolide pour aller acheter des armes sous l’influence de 9 substances chimiques toutes illicites?
Si la drogue et la folie ont toujours fait partie du rap, pousser le délire à ce point, c’est prendre le risque de disparaître comme les punks ou le grunge, happés par leurs pensées sombres et sans espoirs, alors que le hip hop avait toujours porté une énergie positive, même dans le gangsta rap le plus sombre. En soit, ça n’est pas étonnant de voir le rap évoluer de cette manière, car il n’est que le produit de son environnement, et aujourd’hui, la jeunesse pense majoritairement à s’amuser sans trop de limites, et la consommation de drogues et devenu quelque chose d’effroyablement banal, tout comme le fait de jouer le mec “blasé” ou en dépression. Assumer ses faiblesses, ses fêlures, en jouer, en faire un argument de vente, ça aussi c’est authentique, et donc un peu hip hop. Mais faire de la folie le trait principal du rappeur-type de 2017, c’est dommage, car du coup, ça banalise la chose, et ça ne fera de vous qu’un rappeur comme les autres.
Heureusement que beaucoup d’autres rappeurs continuent à faire leur propre musique et essayent de développer leurs propres codes, comme Kendrick, Jay-Z, YBN Nahmir, Jaden Smith, Lupe Fiasco, Big K.R.I.T. et d’autres encore. Car le hip hop a toujours puisé sa force dans la diversité, et quand tout le monde commence à faire la même chose ça ne sent pas bon. Et cette fascination un peu morbide pour les personnalités arrachées, abîmées à un tel point qu’on se demande si la personne ira mieux un jour, ça aussi, il faudra ralentir en 2018. Ce serait regrettable de perdre nos plus grands artistes à cause d’un suicide, comme Kurt Cobain avant eux, noyé dans sa dépression et ses dépendances jusqu’à en mourir alors que des millions de personnes attendaient ses prochaines œuvres. Même s’il n’avait pas le talent de Kurt, le rappeur Lil Peep, décédé d’une overdose de Xanax après avoir limite annoncé à ses followers qu’il allait se suicider via les réseaux sociaux.