Si le hip hop essaie d’honorer la mémoire de toutes ses légendes, ceux qui ont fait de cette musique ce qu’elle est aujourd’hui, certains rappeurs, qui ont pourtant porté bien haut les couleurs d’un rap authentique, ont complètement disparu des esprits. Enfin, presque disparu, on va dire. Ils survivent dans l’esprit de quelques puristes nostalgiques, qui sont malheureux car conscients qu’après eux, plus personne ne se souviendra de ces artistes. Jeru the Damaja est un peu de ceux-là.
Il est vrai que la scène East Coast regorge de ce type de MCs, qui ont signé des titres, voire même des albums très forts, mais dont on ne retient aujourd’hui rien ou presque. La faute aux médias, et à la concurrence féroce dans le New-York des années 90, entre Gang Starr (même si ils ne sont pas vraiment nés à NYC), le Wu-Tang, Notorious BIG, puis Mobb Deep, CNN, Onyx, Nas, et bien d’autres encore. Mais en ce 14 février, date où Jeru The Damaja vient d’atteindre les 46 ans, c’est l’occasion pour nous de lui souhaiter un joyeux anniversaire en revenant sur sa carrière un peu plus en détails.
Des débuts incroyables
C’est aux côtés de Gang Starr que Jeru s’est révélé au public. A 20 ans, il pratiquait déjà la rime depuis un bout de temps, mais c’est aux côtés du groupe légendaire qu’il fait son apparition dans le rap game, en 1992, sur leur album “Daily Operation”. Un morceau aux sonorités jazz / blues, assez sombres, stressantes, mais énergiques pour l’époque. Des sonorités qui marqueront musicalement Jeru pour tout le début de sa carrière. Pour ça, on peut remercier DJ Premier, avec qui le rappeur a longtemps collaboré, et ça se ressent beaucoup au niveau des instrus.
Jeru est probablement un des rappeurs avec qui DJ Premier est allé le plus loin en termes d’expérimentations. Et ça se voit sur son premier album, “The Sun Rises in The East”. Un projet qui est devenu un classique, se hissant à la 36 ème place du Billboard 200, et qui figure même dans certains top 100 des meilleurs albums de l’Histoire du Rap. Si le projet a été aussi bien reçu, c’est grâce à l’alchimie entre les prods de Primo, très oppressantes, mystérieuses, avec une ambiance assez sombre globalement. Comme si on errait dans des couloirs de métro interminables, devant esquiver les embrouilles, les coups de couteaux, les clodos qui vomissent, les filles qui veulent ton argent. L’album a un vrai côté souterrain, plus que street, il est “underground”.
Mais surtout, Jeru The Damaja y déroule tout son talent. Loin d’être le rappeur le plus spectaculaire techniquement, c’est par la force de sa plume et de ses textes que le MC va gagner sa place dans le rap game. Le rappeur fait de la vie dans les rues un thriller, et lui en est le narrateur, la voix-off. Avec des parole très engagées, très réalistes quant à la situation des noirs américains. Sa mentalité est très proche de celle des Black Panthers ou de la Zulu Nation, avec une glorification de la culture noire et des racines africaines. Il y a même un peu de rasta dans Jeru, le message de paix en moins. Jeru est un soldat qui s’engage contre le système, contre les tentations, contre l’industrialisation du rap, et qui aimerait bien que sa communauté soit plus soudée. Si on ne devait retenir que quelques morceaux de ce classique, ce serait “Come Clean”, “Ain’t The Devil Happy”, “Brooklyn Took It”, et “You Can’t Stop The Prophet”.
Un virage un peu raté
Le deuxième album est capital pour un artiste de rap, surtout quand son premier a fait autant de bruit. Et pour Jeru The Damaja, ce premier virage a été assez mal négocié. Pourtant, ça n’est pas vraiment de sa faute. Rien n’explique d’ailleurs la réception mitigée du projet par les critiques à l’époque, le public ayant, lui, plutôt suivi le rappeur dans son deuxième effort. Car “Wrath of The Math” est beaucoup plus varié et coloré que son précédent projet. C’est peut-être ça qui n’a pas plu, de trouver des ambiances plus joyeuses, même dans le discours. Nous, on préfère saluer l’effort d’ouverture fait par le rappeur. Même au niveau des flows, Jeru fait de gros efforts techniques, avec beaucoup plus de variations, et il colle beaucoup mieux aux instru.
Mais c’est peut-être pour ça que l’album a moins plu aux critiques : il est moins “brut” et semble beaucoup plus “travaillé”. DJ Premier a également produit des instrus beaucoup plus accessibles, un peu plus dans la veine de ce qu’il a fait par la suite, si on excepte l’OVNI “Physical Stamina” qu’on n’a toujours pas compris 22 ans après. On trouve que l’album semble bien plus “fini” que le précédent, mais c’st peut-être le côté moins expérimental qui a déplu aux critiques. Quoiqu’il en soit, le discours de Jeru est toujours aussi agressif. Dans “One Day”, le rappeur s’en prend directement aux labels tels que Death Row ou Bad Boys, qu’il accuse de faire du rap commercial, vidé de sa principale substance : le message. Jeru se pose un peu en éducateur un peu bancal, qui connaît les pièges à éviter car lui-même y est tombé.
Quoiqu’il en soit, cet album va marquer la fin de la collaboration entre Jeru The Damaja et Gang Starr, le duo formé par Guru et DJ Premier. Et ça ne se passe pas vraiment dans la paix, comme vous pouvez vous en douter. Le gars est plutôt sans concessions, et ça va se solder par un véritable clash de son côté.
Il ne reste que la légende
Le troisième album va suivre l’évolution amorcée par le premier, à savoir, beaucoup plus de musicalité dans les instrus, des flows un peu plus travaillés, une attitude elle aussi mieux bossée. Et surtout, un énorme clash envoyé en direction de Gang Starr, sur le dernier track, “99.9 %”. Ce troisième album, “Heroz4Hire”, s’est beaucoup moins bien vendu que ses deux précédents, probablement à cause de l’absence de Primo, gage de qualité à l’époque. Le projet sort sur sa propre structure toute neuve à l’époque, KnowSavage Records. Ce qui explique la forte présence de la rappeuse Miz Marvel sur le projet. Les rimes sont toujours aussi complexes, et certains morceaux ont un vrai potentiel pour faire des hits, comme “Bitchez Wit Dikz” (meilleur titre de morceau de l’Histoire).
Malheureusement, la posture anti-label et anti-système que Jeru continue d’avoir en 1999 lors de la sortie du projet, lui a probablement fermé certaines portes, surtout si on y ajoute les lyrics très explicites. Un premier véritable “échec” commercial qui ne le fera pas changer son fusil d’épaule. Il sort son quatrième album “Divine Design” quatre ans plus tard, avec là encore d’excellents morceaux comme “Logical”, mais aussi des tentatives un peu ratées comme “Da Game” ou “War” qui ne sont plus du tout adaptées à l’époque. Le projet est dans une sorte d’entre deux, avec d’un côté les influences de New-York dans les 90’s, et d’un autre une recherche d’innovations avec assez peu de cohérence.
Un constat qui accompagnera le rappeur tout le reste de sa carrière. Malgré “Still Rising” en 2007, et “The Hammer” en 2014, le rappeur ne retrouvera jamais son succès d’avant, même après avoir retravaillé avec DJ Premier en 2010, après la mort du Guru. Ça ne l’empêche pas de rester très actif dans le milieu indépendant du rap de New-York, en travaillant avec des petits labels, et des artistes qui lui ressemblent, comme le groupe français Chinese Man par exemple, sur “The Mourning Son”. Jeru The Damaja, c’est un rappeur qui a su conserver ses idées devant un succès qui lui tendait les bras. Une posture pas si évidente dans le rap. Il a préféré progressivement disparaître avec ses idées plutôt que de continuer à briller dans des conditions qui ne lui convenaient pas, un vrai message envoyé à tous les indépendants du rap dans le monde : ne lâchez pas. Car Jeru n’a pas vraiment disparu, il reste ses deux premiers albums, dans lequel il y a énormément de titres classiques que personne ne peut lui enlever. Et puis, Jeru n’est pas mort ni retraité, il continue à rapper, sans forcément vouloir redevenir une star, juste par passion. Et ça, c’est beau.