Chuck D : “On vit vraiment une époque folle, Public Enemy ne pouvait pas rester sans rien dire”

A l’occasion de la sortie de What You Gonna Do When The Grid Goes Down?, le nouvel album de Public Enemy, nous avons pu nous entretenir quelques minutes avec la légende Chuck D.

Nous sommes en 1989. Cette année-là, le groupe mythique Public Enemy provoque un véritable séisme sur la planète hip-hop. Le poing levé et la rage au ventre, Chuck D et Flavor Flav balancent “Fight The Power“, un puissant rap contestataire qui attaque de front les icônes blanches de la culture pop jugées racistes, mais aussi tout un système accusé de porter atteinte à la communauté noire-américaine. Plus de trente en plus tard, le pouvoir est toujours là, bien en place, mais Public Enemy n’a jamais perdu de vue son combat.

A l’heure où toujours plus d’afro-américains sont froidement abattus par une police gangrenée par le racisme, le célèbre groupe new-yorkais repart au front contre l’Amérique de Donald Trump. Son arme ? Un nouvel album entre réflexion et révolution, intitulé What You Gonna Do When The Grid Goes Down?.

A ce titre, nous avons rencontré Chuck D qui, à tout juste un mois des prochaines élections présidentielles américaines, a des choses à dire. Heureux de reprendre le micro, son objectif avec Public Enemy est d’inciter l’Amérique et à sa communauté à prendre leur destin en main, et opter pour un avenir meilleur.

HHC : Voilà 33 ans que le premier album de Public Enemy est sorti en 1987. Votre 15eme album en groupe vient de sortir et c’est un événement pour les amoureux de hip-hop. De votre côté, l’excitation est-elle toujours là même qu’il y a trois décennies ?

Chuck D : Oui, ça n’a pas changé. D’autant plus que nous revenons chez Def Jam comme à nos débuts. J’étais heureux de voir que nous étions en phase. Ils ont toujours des idées excitantes à proposer et des artistes talentueux à leurs côtés. C’était vraiment cool pour nous, car pour ce projet de Public Enemy, on a bossé avec la même équipe qu’à l’époque. Je dirais même que pour cette raison, c’était encore plus plaisant.

Cet album est encore une fois très engagé et revendicatif. C’est la marque de Public Enemy. Cela dit, ne s’agit-il pas aussi et surtout d’un projet en réaction à la situation sociale critique aux Etats-Unis ?

Nous avons toujours pensé nos albums comme cela. Ce projet, c’est un appel au réveil des consciences face à la situation actuelle de notre pays. Le racisme et les violences policières… Il est temps que les choses changent. Nous nous servons de cet album comme d’une plateforme pour inciter les gens à agir et se poser les bonnes questions. C’est là toute la signification derrière le titre What You Gonna Do When The Grid Goes Down? / “Qu’est-ce que tu vas faire quand l’électricité va sauter ?” (ndlr : A noter qu’il y a un double sens, “grid” signifie également “gâchette”. Une référence évidente aux nombreux afro-américains tués par balle par la police aux Etats-Unis)

Parlons maintenant du single phare du projet, le remix 2020 de “Fight The Power”. En l’écoutant, on prend forcément une puissante bouffée de nostalgie, mais ce morceau sonne surtout comme une alerte rouge pour montrer que depuis 1989, la situation des afro-américains et des minorités aux Etats-Unis n’a pas vraiment changé n’est-ce pas ?

C’est la vérité malheureusement. On vit vraiment une époque folle, et on ne pouvait pas rester sans rien dire. C’est Questlove de The Roots qui a eu l’idée de ce morceau. C’est un titre qui illustre notre colère et notre détermination à lutter ensemble, alors que nous faisons face à une période grave de notre histoire. Il fallait un titre suffisamment puissant pour dresser le tableau de ce qui se passe chez nous, c’est pour ça qu’on a choisi de remixer “Fight The Power”, c’est plus percutant. Questlove a proposé d’inviter Nas, YG, Rapsody, Black Thought et Jahi pour donner de la force à nos propos. Ce sont des artistes forts avec une parole de poids, du coup je n’ai pas hésité, j’ai dit : “faisons ça !”

Cet album est aussi une parade d’invités venus de l’âge d’or du hip-hop : B-Real, Ice-T, Beastie Boys, Run-DMC, Mike D, Ice-T et j’en passe. C’est une réunion d’OG, façon les Avengers du hip-hop old school. Quelle sensation cela fait de retrouver les studios ensemble ?

Chuck D : Le but n’était pas de rassembler tout le monde pour faire un album de featurings avec des anciens. C’est arrivé naturellement. C’est des artistes avec lesquels on a toujours enregistré et collaboré. L’année dernière encore, j’étais en tournée avec DJ Premier. Daddy-O de Stetsasonic qui pose sur “Yesterday Man” est signé sur mon label. On a contacté B-Real et Cypress Hill avec lesquels on forme le groupe Prophets of Rage, mais aussi Georges Clinton. Aussi, on a fait poser les Beastie Boys (Mike D et Adrock) & Run-DMC ensemble pour rendre hommage au morceau qui m’a ouvert les portes de Def Jam. Oui, tout s’est fait vraiment naturellement et de manière organique.

Quand j’y repense, on a passé de très bons moments, c’était facile et très fun à faire. C’est quelque chose qu’on avait déjà amorcé cette année avec le projet de Public Enemy Radio (la formule politique caritative de PE) qui s’appelle Loud Is Not Enough. On a vraiment gardé la même équipe et la même énergie, c’est la continuité.

Revenons maintenant à votre dernière récompense avec Public Enemy. Début 2020, vous avez remporté le Grammy du couronnement d’une carrière. Qu’est-ce que ce trophée représente pour le groupe ?

Je respecte les trophées pour ce qu’ils sont, mais personnellement, je vois cette reconnaissance comme une récompense collective. Ce Grammy est pour tous ceux qui ont contribué à notre réussite. Flavor Flav, Terminator X, DJ Lord et tous les autres. Je dois beaucoup à des gens exceptionnels comme Ice T, qui nous a toujours suivi durant ces décennies. Il a rendu les choses plus faciles pour nous. Avec Public Enemy, on a montré qu’on pouvait le faire envers et contre tous. C’est ça notre héritage.

De mon côté, j’ai accepté cette récompense, mais j’ai publié une lettre ouverte dans laquelle j’exprime ouvertement ce que je pense de l’académie des Grammy Awards.

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Que penses-tu de l’engagement dans le rap ? Je m’explique : si Public Enemy a toujours été et est toujours revendicatif et politique, c’est quelque chose qui se perd dans le rap. Aujourd’hui, seulement peu de rappeurs ose prendre position alors que la situation est alarmante. Comment peux-tu expliquer cela ?

Je pense que la plupart des artistes s’expriment seulement à propos de ce qu’ils connaissent. J’ai le sentiment que beaucoup d’entre eux ne connaissent pas réellement ces problèmes et donc qu’ils ne se sentent pas légitimes pour en parler. Cela dit, j’ai toujours eu l’intime conviction que tout monde a le droit de s’exprimer et de dire ce qu’il pense. Il faut faire bouger les choses. Public Enemy a sorti un album qui prouve que l’on peut faire entendre sa voix grâce à la musique. C’est possible pour tout le monde.

Il y a quelques jours a eu lieu le premier débat présidentiel entre Donald Trump et Joe Biden. J’imagine que tu l’as suivi avec attention. Beaucoup de médias l’ont qualifié de “Shitshow” et certains en parlent même comme du pire débat de l’histoire. Qu’en as-tu pensé ?

Ce que disent les médias, c’est une chose, mais c’est important de regarder plus loin et ne pas s’arrêter à cet aspect. Ne soyons pas stupides et réveillons-nous. Le plus important, ce sont les politiques prises à l’échelle locale. A l’étranger surtout, beaucoup voient les Etats-Unis à l’échelle nationale, mais c’est une erreur. Les administrations sont différentes avec des gouvernances individuelles. En France par exemple, tu constates que les politiques ne sont pas les mêmes à Paris, Marseille ou Lyon. C’est la même chose aux US, tu vois ce que je veux dire ? C’est pourquoi en regardant ce débat, j’ai surtout pensé à ce que ça impliquerait à l’échelle locale, en fonction des Etats et des quartiers. Ce que j’ai pensé du débat ? Je n’ai pas les mots… C’est pourquoi j’ai publié une caricature. C’est la seule chose que j’ai trouvé pour exprimer ce que j’en pensais.

Pendant la primaire Démocrate, Public Enemy a publiquement affiché son soutien à Bernie Sanders. C’est cependant le candidat Joe Biden qui s’est imposé pour la course à la Maison Blanche. Quel est ton avis le concernant ?

Chuck D : Je le vois comme le représentant du camp que nous défendons VS. le camp qui nous déteste. Trump et les Républicains propagent la haine quand ils disent que la vie des Noirs ne compte pas. La manière dont ils nous considèrent, c’est juste de la haine. C’est comme ça que je vois les choses. Concernant Joe Biden, j’ai le sentiment qu’il a bien sélectionné ses collaborateurs. Il envoie une bonne énergie et je pense qu’il a les épaules pour être un président juste et bénéfique pour le pays. Mon espoir concernant cette élection est qu’elle fasse barrière contre le fascisme.

Que ce soit en musique ou en dehors, j’imagine que Public Enemy continuera de se battre pour sa communauté. Après cet album, quels seront vos futurs projets qui iront dans ce sens ?

Ce que je cherche à faire aujourd’hui, c’est aider les artistes à faire entendre leur voix. C’est pourquoi j’ai créé mon propre réseau radio rapstation.com. Notre but est de mettre en lumière des artistes qui ont des choses à dire et qui sont frais. On les diffuse durant notre émission qui s’appelle “Planet Earth, Planet Rap“. J’ai aussi lancé un label dans cette logique, et ça monopolise beaucoup de mon temps.

Pour finir, j’aimerais connaître le top 5 des meilleurs rappeurs de tous les temps de Chuck D.

Mon top 5 change toutes les semaines pour être honnête. Cela dit, pour moi, le meilleur rappeur de tous les temps reste KRS-One. Ensuite, je dirais Melle Mel, Kool Moe Dee, LL Cool J et Ice Cube. Y’en a plein d’autres, mais pour aujourd’hui, ça sera mon top 5.

https://open.spotify.com/playlist/37i9dQZF1DX3yvAYDslnv8?si=2zP6IW9vQyuB7RrQUVrr1g

©: Eitan Miskevich / Universal

Jérémie Leger
Jérémie Leger

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