On en a un peu fait des tonnes, ces derniers mois, sur la mort de Prodigy. Enfin, des tonnes : c’est bien normal de rendre hommage à l’un des principaux artistes de la culture Hip Hop. Le New-Yorkais a porté haut les couleurs d’un rap de rue hardcore, hyper réaliste, violent et sombre, à l’image des drames vécus tous les jours par les familles vivant dans les ghettos américains. Le tout avec un bel arrière plan rempli de références aux armes, au grand banditisme, et à l’argent, des thématiques centrales pour P.
Mais en rendant autant hommage à Prodigy, on a (un tout petit peu) oublié que là où il était le meilleur, c’était lorsqu’il était épaulé par son complice Havoc. Ce qui a fait du duo Mobb Deep des incontournables du rap, c’est aussi cette complémentarité, entre un MC plus porté sur les références “spirituelles”, “morales”, (Havoc cite souvent des passages de la Bible) et Prodigy, beaucoup plus brutal, agressif, sachant bien qu’il écoute un peu trop le diable qui lui chuchote à l’oreille, mais ne pouvant rien faire contre. Car l’urgence de faire de l’argent rapidement, et l’attrait des chemins illégaux, sont bien trop forts.
Un duo qui a touché les sommets, en termes de production rapologique, avec son album “The Infamous”, sorti justement le 25 avril 1995, soit il y a 23 ans. Les deux auront sorti d’excellents morceaux et albums après celui-ci, mais ce projet reflète exactement tout ce dont on veut parler lorsqu’on s’intéresse à Mobb Deep. Les textes, les instrus, l’aura autour du groupe, la fabrication quasi artisanale du projet, son côté brutal, parfois minimaliste même (dans les instrus comme dans les textes), pour toucher l’auditeur le plus efficacement possible. Tout ça, fait que l’album a eu un retentissement et une influence considérable sur le rap game. Autant en France qu’aux USA, pour le coup.
Claque dans le visage et peur sur la ville
Le disque “The Infamous”, même 23 ans après sa sortie, reste une grande claque. Il a d’ailleurs était construit comme tel, se voulant volontairement agressif voire effrayant. Il n’y a qu’à regarder le noms des premières tracks du projet : “The Start of Your Ending”, “Survival of the Fittest”, “Eye for a eye”, tout est fait pour donner une impression d’apocalypse imminent. D’un système arrivé au bout de lui-même, qui laisse désormais les individus s’entretuer, chacun essayant de voler le bien des autres, en essayant de protéger son magot et sa famille. Ils n’étaient d’ailleurs pas loin de la vérité. Et Prodigy n’était pas le seul à faire preuve de brio pour décrire cette merde : Havoc se débrouille également très bien, son “Obey me or get sprayed with the sweeper, cause i’m my brothers keeper” nous le montre bien.
Cette logique un peu “clanique”, qui vise à mettre à l’abri les siens pour les protéger des méfaits de cette société en train de s’écrouler, est un thème central du Mobb Deep. Conscient d’être entourés par la violence, ils en ont fait leur arme eux aussi, prêts à tout car ils doivent empêcher que le pire arrive à leurs proches. “When worse come to worst, my peoples come first”, sans doute la phrase qui résume le mieux cet état d’esprit. Et comme ils subissent cette société particulièrement injuste, où les plus pauvres sont près à tout pour survivre, ils n’ont plus aucune raison de suivre les règles ou les lois, imposées par ceux-là même qui profitent de ce système.
Au niveau des textes, c’est la raison pour laquelle on décrit le duo comme des rappeurs “hyper-réalistes”, voire “visualistes”. Ils utilisent des noms de marques, d’armes, des mots d’argot de vendeurs de dope, pour faire sentir à tout le monde l’authenticité de tout ce qu’ils racontent, et ça marche. Encore plus, lorsque le duo joue aux gangsters, comme dans “Give Up The Goods”, où ils expliquent textuellement comment voler les biens des gens. Mais ça fonctionne aussi, et surtout, grâce aux prods de l’album. Des samples très courts, avec très peu de notes (à quelques exceptions près), plus rugueux, qui paraissent “moins musicales” que les instrus jazzy auxquelles on avait le droit auparavant sur la cote Est. On peut dire merci à Havoc pour ça, car ça a permis au groupe de garder ce côté street et authentique. Et de se différencier de la concurrence, comme Nas par exemple, établissant une sorte de nouveau paradigme du rap.
Mobb Deep, un nouveau paradigme du rap
Qu’on soit clairs, Mobb Deep n’étaient pas les premiers à jouer aux “gangsta rappers”, on peut par exemple nommer Snoop ou N.W.A. bien avant eux. Mais ce sont les premiers à décrire ce mode de vie de “Ghetto Youth” prêt à tout avec autant de fidélité et de réalisme. Si N.W.A. et Snoop donnent à tout ça un côté un peu funky, Prodigy et Havoc, eux, même s’ils clament haut et fort que l’argent mérite qu’on prenne tous les risques, donnent à tout ça un aspect assez effrayant. Et c’est cet aspect qui va influencer tout le rap game, au point que beaucoup d’autres MCs se sont mis à “faire du Mobb Deep”. Une sorte de quasi “horrorcore”, un film de survie à suspens, peuplé de renois armés jusqu’aux dents et déterminés. Un procédé qui va influencer toutes les légendes de l’Est, comme les membres du Wu-Tang. Raekwon est d’ailleurs venu poser sur l’album, chose extrêmement rare à l’époque, et de son propre aveu, il a été littéralement bluffé par le talent du duo du Queens.
EPMD, Fat Joe, Big Pun, Jay-Z, Nas, 50 Cent, il serait long et vain d’essayer de nommer tous les rappeurs qui se sont par la suite essayé à faire du Mobb Deep, avec parfois un énorme succès. Car cette claque sensitive envoyée par Prodigy et Havoc, qui ont choqué à jamais les oreilles des auditeurs en décrivant simplement leur réalité, est devenu LA manière de rapper de référence. Ça n’est pas un hasard si Mobb Deep fait partie des groupes les plus samplés de l’Histoire du rap : n’importe quelle ligne est une punchline dictant les lois du code de la rue. L’esprit de famille, la détermination, ne pas parler au flic, ne pas manquer de respect aux grands, et savoir comment “créer de l’argent”, tout est contenu dans chacun des titres du projet, comme sur leur énorme single “Shook Ones Part II”.
Mais étrangement, c’est peut-être en France que les rappeurs du Queens ont eu le plus d’influence. Il faut dire qu’avec leurs textes explicites et leurs vécus, ils se sont attirés les foudres de la censure américaine, et ont par exemple été quasiment blacklistés de cérémonies comme les Grammys. En France, tous les aspirants rappeurs ont reçu “The Infamous” comme un Nouveau Testament du Rap. Dans les prods minimalistes, comme sauront très bien les faire Geraldo, DJ Mars ou DJ Pone également. On retrouvera donc des ambiances musicales plus sombres sur tous les albums de rap FR à partir de 1996, avec NTM, la FF, ou, les plus évidents, Lunatic. Le groupe du 92, parmi les plus influents de la scène FR, s’était fortement inspiré de Mobb Deep, pour les prods et même la manière de rapper. un titre comme “Le Crime Paie” est exactement dans l’héritage de la violence hyper réaliste mis en place par Mobb Deep. En France, peut-être encore plus qu’ailleurs, Mobb Deep a constitué pendant presque dix ans un exemple indépassable, influençant tous les rappeurs, de Salif, jusqu’aux représentants de la scène indé parisienne, en passant par Sefyu, Tandem, bref, tout le monde on vous dit. Et en ce jour de 23ème anniversaire, l’influence de ce gros classique de Mobb Deep méritait d’être rappelée.