Le rap et a fumette ont généralement entretenu des rapports assez cordiaux, voire même un peu plus. Un peu à l’image du reggae ou du rock des années 60, le rap a lui aussi participé à la popularisation de la marijuana, même s’il faut avouer que le processus était déjà en cours bien avant la naissance du hip hop. Cependant, rarement une musique n’aura autant scandé son amour pour la petite plante verte sous toutes ses formes, et c’est même devenu de pire en pire avec le temps. Un peu réticents au début (Dr.Dre rappait “I’dont smoke weed or sess, cuz’ it known to give a borther brain damage, and brain damage on the mic don’t manage nothin” dans “Express Yourself” en 1988), les rappeurs largement tombés dedans au tournant des années 90, avec l’arrivée des Snoop Dogg, Method Man et autres Redman. La chanson la plus connue de Dr.Dre, “The Next Episode”, se termine par un gros “Smoke Weed Everyday”. C’est sûr, l’époque a changé.
Mais vous connaissez la devise du rap underground français : jamais dans la tendance, toujours dans la bonne direction. Initialement slogan de la Scred, on pourrait aussi appliquer ces mots à Kery James, surtout lors de ses débuts dans le rap, dans les années 90, aux côtés de ses potes d’Ideal J. Des débuts qu’on peut qualifier de mouvementés, sur fond d’embrouilles avec les producteurs, puis, à partir de 96, de polémiques sur le côté trop hardcore de leurs textes. Ideal J fait partie de ces groupes qui dérangent, aux paroles hyper explicites, qui véhiculent des messages un peu pus vindicatifs que les autres groupes plus à la mode comme NTM ou IAM, mais avec tout de même moins d’exposition.
En 1998, Ideal J sort un des plus gros classiques de l’histoire du rap français, “Le Combat Continue”. Un classique coup de poing, à la fois très provocateur et hyper réfléchi, comme en témoigne la cover représentant une main noire serrant un drapeau tricolore. Et parmi les incroyables morceaux qui composent le projet, il y en a justement un sur la fumette : “Nuage de fumée”, un des titres les plus forts de l’album en terme de message. A l’heure où NTM avait fait de “Passe Passe le oinj’ “ un véritable hit, Kery James décide de prendre le contre-pieds total de cette position du joyeux fumeur inspiré, pour jeter un regard plus critique et plus aiguisé sur les rapports entre les banlieusards et leur cannabis.
Un message clair
Sur ce morceau, Kery James n’est pas particulièrement hardcore. En vérité, on pourrait dire que ce morceau est une des définitions possibles du rap conscient, à sont état le plus brut. A l’époque, Kery James est le spécialiste du rap à message, tout ce qu’il dit est justifié par ce qu’il observe autour de lui. Il part des conséquences du problème pour en venir aux causes, et ici, le problème tourne autour de l’addiction et de ce qu’elle provoque. Un morceau quasiment sociologique, puisque dans les années 90, le cannabis se répand en masse dans la société française, qui est depuis des années leader de la consommation européenne de cannabis (avec une des législations les plus strictes). Et les quartiers de France sont évidemment encore plus touchés, en raison de la pauvreté qui pousse les jeunes à s’engager dans le circuit parallèle. Et avec tout ce cannabis à disposition, forcément, on en fume.
Kery commence dès le refrain au début du morceau : “Un nuage de fumée me contient, dans un simple joint, ma rage je contiens”. Puis, plus tard, “Là, tout devient abstrait, je tire un trait sur le respect”. Un des effets du joint est de tout relativiser, plus grand chose ne vous intéresse en dessous de votre petit nuage, et du coup, plus aucune raison de s’énerver. Conséquences : même les valeurs, ou les choses pour lesquelles on se mobiliserait en tant normal, deviennent moins importantes, et le respect disparaît petit à petit. Et on voit petit à petit le problème pointer : “Très bien, à qui cela profite dis moi qui y tient ? Mesquins sont ceux qu’ont décidé d’élire les tiens”. En gros, si les banlieusards s’enfument le crâne, ça arrange bien les politiciens, qui, très malins, savent que ça évite aux gars des quartiers de trop réfléchir et d’organiser la révolte, ou d’aller voter, ou se présenter aux élections, même.
Le trafic profiterait donc aux politiciens, car la politique, c’est tellement loin, lorsqu’on fume… Deuxième problème, le oinj devient une sorte de refuge en cas de coup dur : “A petit feu mais à coup sûr je consume mon futur, ce nuage devient un mur et je crois me protéger des coups durs”. Sauf que si le joint est la seule réponse qu’on trouve aux problèmes, on ne se sera finalement jamais entraîné à les surmonter. Encore plus quand on est dans la merde, comme un ghetto youth, c’est important de pouvoir mobiliser toutes ses capacités si on veut s’en sortir. “On nous a vu déambuler dans la téci, spliff dans la bouche sans même faire gaffe aux plus petits”, car oui, le spliff est devenu une sorte de phénomène culturel qui se transmet de générations en générations au fur et à mesure que le trafic prospère, et s’installe dans tous les quartiers, toutes les villes de France. Tout ça pour oublier ses échecs : “Simulacre au goût acre, d’une vie qui t’a fait battre en retraite. Parce que t’es devenu ce que t’as pas voulu être”.
Une belle alchimie
Un thème comme celui-ci nécessitait une ambiance particulière. C’est évidemment DJ Mehdi qui s’en est chargé, avec un sample à la fois lancinant et oppressant de sa composition, avec quelques notes du début de la chanson “Living Inside Your Love” de Earl Klugh. Ou comment se servir d’un morceau hyper relaxant pour en faire quelque chose d’hyper résigné et amer. Ce refrain et ces phrases qui reviennent en boucle, qui rappellent que l’alcool et le shit sont des instruments du diable (dans la plupart des religions), et qu’on y perd son âme petit à petit. Pour survivre dans ce monde, il faut de la rage, et si on en n’a plus à cause des substances, que devient-on? Pas grand chose.
Kery James s’attaque ensuite à un autre problème,l’alcool. L’envoyé du sheitan par excellence pour lui : “quand on liquide fluide nocif coule dans ton sang, je sais qu’en quelques temps, tu te sens un combattant, un guerrier, un chevalier, pour tout niquer t’as pas besoin d’alliés, tu fais des trucs de fous à lier”. L’alcool, quand on fini par en abuser (et ça arrive beaucoup plus vite qu’on le croit), fini par vous faire faire n’importe quoi, vous n’avez plus de limites, plus de notion de respect. Et surtout, ça peut vous amener à la violence, surtout si vous renfermez de la frustration à l’intérieur de votre tête, et que vous vous mettez à boire pour l’évacuer. Là encore, souvent, l’addition à l’alcool se nourrit de nos déceptions et de nos défaites. Et fait souvent rejaillir le pire en nous.
“Sur leur sort se morfondent, en fait, quand on s’enferme dans la bouteille c’est qu’il y a quelque chose qu’on regrette” : une écriture simple directe, sans fioritures, avec des rimes pas si complexes mais rapées clairement pour que le message passe. Ainsi est le Kery d’Ideal J, il articule, pour faire passer ses messages et les valeurs en lesquelles ils croit, bien souvent tirées de l’islam et de son bon sens de banlieusard, qu’il a développé en survivant dans le ghetto, et en se cultivant. Mais comme il est hyper réfléchi, il se pose beaucoup de question, notamment à la fin du morceau : “Est-ce l’extrême profondeur de nos peines, qui nos assène d’une haine qui elle entraîne une violence quotidienne”. Et si toutes ces addictions n’étaient que le fruit de l’époque, de l’environnement, et de toutes les frustrations que ça engendre ? Ce pays où se côtoient tant de tentations (drogues, alcool, sexe, jeux de’argent) et de frustrations (misère, baisse du pouvoir d’achat, chômage, ascenseur social bloqué avec peu de perspectives d’évolution, qui serait à la base de tout ça? Peut-être bien. En tout cas, Kery James a le mérite de soulever de vraies questions, comme souvent dans cet album classique sorti en 1998 !