Le streaming et ses dérives

Les plateformes de streaming ont révolutionnées la manière d’écouter de la musique et ont disrupté son économie. Cependant, elles ne sont pas exemptes de dérives notamment dans le rap français, qu’il s’agit d’évoquer.

Une bulle économique

Au détour de l’année 2015, le rap français est en pleine ébullition. Les arrivées conjointes de PNL, Damso, Kekra, SCH ou encore Hamza déverrouillent le champ des possibles. Le genre voit débarquer des innovations sur le traitement des voix via l’autotune, de nouvelles textures et sonorités sont trouvées. Tout cela arrive dans un climat économique qui annonce de jours meilleurs. En effet, une démocratisation de l’écoute sur les plateformes de streaming va progressivement se mettre en place et ses nouveaux usages vont enclencher un nouveau cycle vertueux pour l’économie musicale.

L’utilisation massive par les jeunes générations de Spotify, Deezer, Apple Music et consorts va propulser le rap tout en haut des charts et couronner le genre comme celui le plus écouté dans l’hexagone. L’économie musicale a donc dû s’adapter à ces nouvelles normes et a ajusté ses règles concernant les certifications et le calcul des ventes.

Avant 2016, les certifications étaient gérées au cas par cas et ne comportaient que les ventes physiques et téléchargements numériques.

Depuis cette date, « les certifications décernées par le SNEP sont automatiquement générées en fonction des seuils de ventes atteints chaque semaine ». Surtout, les performances des écoutes en streaming ont été intégrées aux certifications, ce qui a permis de mieux refléter les écoutes et de gonfler les ventes des artistes des « musiques urbaines ».

Dans le dernier rapport du SNEP, sur l’année 2019, « après 3 ans de résultats légèrement positifs, le marché français de la musique enregistrée affiche une croissance soutenue de 5,4% ». Ce développement est à mettre en corrélation avec la poussée des abonnements premium, qui représente désormais 59% du marché. D’ailleurs, depuis 2018, seules les écoutes en streaming issues d’abonnements payants sont prises en compte pour le calcul des ventes.

Depuis, nombre de singles et d’albums d’or, de platine voire de diamants ont fleuri dans le paysage du rap français. Cette émulation vaut pour tout le secteur, les artistes mais aussi toute l’économie qui y gravite autour. Les rappeurs sont prépondérants dans les festivals, toutes sortes de médias amateurs et professionnels se créent et les marques collaborent avec ce secteur, alors que le milieu était vu comme indésirable depuis deux décennies.

SNEP Top Artistes 2019
45% des meilleures ventes en France en 2019 proviennent des musiques urbaines. Image de la Snep

Pourtant en 2020, cet essor des plateformes de streaming connaît des remous et dérives, qu’il est important de pointer du doigt.

Dictature du chiffre

La ruée aux disques d’or et autres certifications n’est pas nouvelle dans le rap français, l’egotrip faisant partie intégrante du genre. Il s’agit toujours de vendre plus que son rival et surtout en première semaine. Cela dit, le succès exponentiel des rappeurs sur les plateformes de streaming poussent les acteurs à se concentrer sur les ventes et à les commenter inlassablement. Non pas que ce soit prohibé mais cela vire à l’obsession chez certains rappeurs, auditeurs et médias. Il suffit de taper « disque d’or » dans la barre de recherche Genius pour s’en rendre compte.

Au-delà des rappeurs, les médias ne sont pas en reste en alimentant constamment la compétition à l’outrance. Désormais, on ne se contente plus des chiffres de la fameuse « première semaine » mais on partage les scores dès la « midweek ». Ce phénomène engendre une course effrénée aux ventes, créant même des soupçons d’achats de vue et de streams chez certains…

Sans surprise, l’effet se propage chez les auditeurs qui ont la fâcheuse tendance à railler les scores modestes de certains artistes. Kekra en est le parfait exemple. À ce jour, le rappeur capuché est limité à un public de niche malgré le succès d’estime. Pour certains de ses projets, les ventes furent peu impressionnantes et les auditeurs non-fans du rappeur aux 7 flows ne se sont pas gênés pour le discréditer

Course aux playlists et uniformisation

Cette course aux chiffres est à mettre en parallèle avec la poussée des playlists sur les plateformes de streaming. Par leur popularité, elles sont devenues des facteurs X pour propulser une carrière sur le devant de la scène. D’après Goodwater, 2/3 des écoutes sur la plateforme Spotify sont réalisées depuis des playlists.

Ainsi, le streaming remplace et/ou complète la radio dans son rôle de programmateur et de prescripteur. Streaming killed the radio star ? La différence notable réside dans le fait que ce ne sont pas les maisons de disques et labels qui poussent pour rentrer dans la programmation mais un algorithme.

Cela a pour influence directe d’amener les rappeurs à s’adapter à ces nouvelles normes et de se diriger vers des titres formatés pour rentrer dans ces playlists. Un single qui décolle et c’est tout le projet autour qui va en recevoir les retombées. Maintenant que les clubs passent à foison des titres des musiques urbaines, le tube rap se normalise. D’une durée d’environ trois minutes, il est imprégné d’une forte connotation latine et est dominé par la topline.

Se succèdent nombre de titres, de chemises hawaïennes interchangeables et de paroles oubliables. Pour abonder dans ce sens, les rappeurs ont compris une formule mathématique simple : plus de morceaux = plus de streams. En partant de ce constat, les projets à plus de vingt titres sont devenus légion dans le rap français. Conséquence de cette accumulation des titres, les albums ne sont moins construits dans un esprit de cohérence mais de remplissage. Quel auditeur en 2020 a le temps d’écouter 20 titres, trois fois par semaine ?

Aujourd’hui, les albums ont tendance à ressembler à des compilations avec des titres, qu’on enlève, rajoute, uniquement pour générer du trafic.

Quid du patrimoine ?

Dans un article de l’Abcdrduson, le journaliste mettait en évidence un problème conséquent de l’écoute de plus en plus forte sur les plateformes de streaming. Si l’on prend un peu de recul, les plateformes achètent seulement des droits pour renflouer leurs catalogues et ceux-ci ne sont pas exhaustifs. Ainsi, il est impossible aujourd’hui d’écouter sur les plateformes Rois sans couronne de Nessbeal, Princes de la ville du 113 ou encore Le code de l’honneur de Rohff.

Cela pose clairement la question de la transmission et de l’héritage du rap français. Qui va donner la possibilité aux jeunes générations de s’éduquer sur le genre ? Certains médias font toujours ce travail mais ce ne sont pas les plus prisés par les jeunes qui, naturellement, préfèrent l’actualité.

Bien évidemment, un auditeur ou artiste (« C’est qui IAM ? ») n’a pas besoin de connaître toute l’histoire de ce genre et quels en sont tous ces représentants. Néanmoins, connaître un pan de l’histoire du rap français permet d’enrichir ses écoutes actuelles et de contribuer à construire son identité musicale.

D’ailleurs sur ce point, les plateformes de streaming ne servent que d’intermédiaires et ne peuvent résoudre les problèmes d’ayant-droit des albums. C’est pourquoi, il s’avère qu’il faut continuer à parler et partager ces albums d’antan afin d’éviter une amnésie ambiante.

Airquentin
Airquentin

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