A un peu plus de 2.000 km à vol d’oiseau de la France, le Maroc se positionne dans le rap game. Bouillonnante et débrouillarde, sa scène hip-hop commence même à se faire entendre loin de ses frontières. Un cas à part.
Comme dirait Napoléon Bonaparte, «les hommes sont comme les chiffres : ils n’acquièrent de valeur que par leur position ». Au Maroc, comme en France, la généralisation d’Internet a lancé des carrières (tout comme elle en a détruit d’autres). Mais même si aujourd’hui de nombreux MC pulvérisent tous les records sur YouTube, il n’y a aucune trace de leurs performances commerciales.
Une situation incongrue qui peut s’expliquer peut-être par le fait que le tiers des créations musicales marocaines ne soient pas enregistrées au Bureau des droits d’auteurs. Ou peut-être parce qu’aucune structure ne contrôle le marché. Ou encore parce que les canaux de distribution sont rarissimes. Ou peut-être enfin parce que le téléchargement tue le CD. Les théories sont nombreuses mais, pour l’heure, une seule chose est sûre : originalité et débrouillardise sont les deux mamelles du rap marocain.
Dans un pays où les maisons de disque se font aussi rares que la neige au Sahara, les rappeurs talentueux sont nombreux. Très nombreux. Ils s’appellent ElGrandeToto, Ouenza, Don Bigg, Stormy, Moro, Dizzy Dros, Dollypran, Issam, Tagne, Shobee, SmallX, Madd, Fat Mizzo, Loun, Anys, Marouane, Spleux ou encore Aafia pour ce citer qu’eux. Ils sont chauds de la tête aux Nike et réinventent, sans arrêt, la trap d’Atlanta. Kickent très souvent avec des mots crus. Rappent généralement leurs vécus et leurs déconvenues. Soignent leurs clips pour qu’ils soient vus et revus. Redonnent au rap marocain le goût de la rue. Excusez du peu.
À la marocaine
La scène rap marocaine a une patte qui lui est propre. Celle-ci est violente, créative, sans langue de bois et insolente à souhait. Si bien qu’elle a été étiquetée gangsta quand elle n’était pas tout simplement marginalisée par les médias de la place. Pourtant, la scène hip-hop locale n’hésite pas à s’intéresser aux sujets sociétaux, quand l’actualité le nécessite. Quoiqu’il en soit, les MC marocains font fi des obstacles d’une vie d’artiste indépendant et n’hésitent pas à s’auto-produire. Ils avancent tous avec, comme boussole, la rage de sortir du merdier et, comme étoile polaire, l’audace des grands champions. Tout le temps.
“L’art naît de contrainte, meurt de liberté”, écrivait André Gide. Après avoir traversé une période creuse au début des années 2010, le rap marocain séduit aujourd’hui tous les Maghrébins. Ses clips s’imposent dans les Tendances YouTube du voisin algérien et même dans certains pays européens comme la France et l’Espagne. Même à l’heure où la plupart des frontières terrestres et aériennes sont fermées, le rap marocain arrive toujours à traverser la Méditerranée grâce à des collaborations bien senties. Fin 2019, Naar (un collectif d’artistes marocains qui a rejoint le label Barclay) a sorti le projet Safar (Voyage, en arabe) qui rassemble plusieurs featuring d’artistes marocains et occidentaux. Depuis, de nouvelles connexions sont nées. Et il est de plus en plus fréquent d’entendre le flow déjanté d’un rappeur marocain sur les ondes d’une radio… française. Le dernier en date est celui du Casablancais ElGrandeToto, l’un des meilleurs représentant de la trap locale, qui a fait une belle apparition lors du Planète Rap du Marseillais Soso Maness, avec son titre Mikasa.
Quelques semaines avant ElGrandeToto, c’est un autre rappeur originaire de Casablanca, Ouenza, qui a balancé son freestyle Ok Wait Challenge lors du Planète Rap de Vegedream. De cette expérience, l’artiste se rappelle “que ce n’était pas facile”, tout en admettant qu’il a eu “pas mal de bons retours d’artistes et de labels français”. Et quand ce ne sont pas les rappeurs qui s’exportent, ce sont les producteurs qui prennent les devants. On peut notamment citer Hades qui a largement participé aux trois derniers albums de Rim’K ainsi que son EP Midnight, tout en collaborant avec des artistes tels que VALD, DTF ou encore Mister You. “La musique n’a pas de langue, surtout dans mon cas. Une fois que la musique est bonne, elle parle à tout le monde mais, il faut aussi être très stratégique parce que malheureusement, l’art est devenu un business. Ce n’est plus du partage comme avant”, explique le jeune beatmaker.
2020, le début d’une nouvelle ère ?
Depuis l’arrivée récente des plateformes de streaming (Deezer, Spotify et Apple Music) au Royaume, une nouvelle page s’ouvre pour les artistes locaux. “Il y’a beaucoup plus de streams, c’est évident”, estime ElGrandeToto. Des propos qui trouvent écho dans les dires de Don Bigg, l’un des piliers du rap marocain qui a su traverser les générations, “l’arrivée des plateformes de streaming va aider les artistes mais n’oublions pas que ça va aussi aider ces plateformes. Elles ne sont pas venues au Maroc parce qu’on est beaux, elles sont venues parce qu’il y’a du potentiel. C’est du business”.
S’il est pour le moment difficile de jauger l’impact de Deezer, Spotify et Apple Music sur le marché local, ElGrandeToto estime qu’”il y a de plus en plus de jeunes qui ont un abonnement ou se débrouillent pour l’avoir”. Un avis que ne partage pas forcément Ouenza, qui est aussi proche d’ElGrandeToto. Selon l’auteur du premier vrai court-métrage du rap marocain, They don’t know, “il n’y a pas encore trop de personnes qui utilisent les plateformes de streaming. La plupart sont sur des versions crackées”. Pour encourager les Marocains à s’abonner à ces plateformes de streaming, Don Bigg a déjà sa petite idée “Il faut déjà que ces jeunes puissent payer en ligne leur abonnement”. Car dans ce pays de 36 millions d’habitants où seulement 16 millions de cartes bancaires sont en circulation, le retrait d’espèces est l’usage le principal des possesseurs de CB. Mais “cette solution (le streaming) va s’appliquer par elle-même à un moment donné, tout comme le rap s’est démocratisé”, pronostique Don Bigg. Pour Ouenza, “il faut peut-être aussi sensibiliser le public et espérer que les opérateurs téléphoniques fassent un geste, comme les fameux 3 mois d’abonnement offerts en France”. Mais maintenant que les jalons sont posés, nul doute que le rap marocain n’a pas fini de nous impressionner.