Lorsqu’en 2018, Denzel Curry sort son troisième album répondant au nom de TA1300, une volonté de s’écarter de la chaleur assourdissante de Miami était audible. Sous la panoplie du clown Pierrot, il y expose ses plus grands tourments dans une analogie du ballon noir. Quelques mois plus tard, le voilà libéré de ses fardeaux et en pleine forme pour nous livrer ZUU. Un retour vers sa terre natale de la Carol City à Miami en Floride. Celle des hautes-herbes jaunis par la sècheresse, des maisons délabrées aux murs humides et la solitude des enfants errant dans les allées goudronnées.
Pourtant, dans les années 80, les fêtes de rues rythmées par le groupe Ghetto Styles Djs faisaient la fierté de la ville. S’imprégnant des codes New-Yorkais et leur block-parties, comment sommes-nous passés d’une atmosphère joviale rythmée par les basses claquantes à une musique déformant le soleil sur Sud en une commette venue assombrir la région ?
La Miami Bass, hymne nationale
Pour comprendre ce phénomène, il faut se pencher vers l’immigration des Caribéens venues de Cuba, de République Dominicaine ou encore de Jamaïque. Depuis le début du XXe siècle, les chiffres n’ont fait qu’augmenter, notamment dans les années 20 et 60 correspondant aux pics les plus élevés. Aujourd’hui, seulement un floridien sur trois déclare être né au sein de l’Etat, à tel point que la politique de « ville sanctuaire » s’est vu être appliquée. De par cette loi, les soutiens moraux et autres investissements dans des structures pour aider les migrants en difficulté sont exécutés par une force régalienne, extérieur aux fédéraux. Mais, également, le contrôle d’identité ne s’applique plus et les arrestations à la volée se veulent plus fréquentes.
La populace miséreuse de Miami se voit regroupée dans les quartiers du Sud, parfois nommés zone. Parmi elles, Carol City d’où provient Curry, Pompano Beach où à pu résider Kodak Black, mais surtout Liberty City, réceptacle de toute la folie musicale exécutée par la communauté Caribéenne dans les années 80.
Le point de départ de tout ce que la ville représente en termes de sonorité se concentre dans les Boroughs aux maisons symétriques construites durant la Grand Dépression. Un loyer raisonnable vient se corréler avec l’arrivé en masse de nouveaux résidents et donnera naissance à une communauté majoritairement noirs. Malgré les institutions, dîtes classiques, qui se sont construites comme les écoles, les églises ou encore les centres communautaires, rien ne semble être destiné aux jeunes. C’est du moins le constat fait par Luther Campbell qui s’inspirera des Block-Partys de New-York, initiées en 70, pour les importer sous les palmiers défraîchis de Miami. Rebaptisé Uncle Luke lorsqu’il s’improvise DJ de soirée, il y fait danser une foule hasardeuse dans son jardin, et cela depuis sa farm-window grande ouverte.
Ici, pas de Funk ou de Soul aseptisé par des Breakbeats, mais plutôt du Reggae, propre à la culture de Luke, et qu’il va dénicher chez les disquaires du coin. Par-dessus cette BO, il lance des mots percutants depuis son micro pour dompter les troupes et insuffler du dynamisme. Finalement, la ville empreinte le même virage Hip Hop que l’on retrouve dans les deux capitales situées aux extrémités du pays, en prenant part, elle aussi, à cette nouvelle ambassade. Très rapidement, le petit comité se déploiera sous un plus gros panorama en se déplaçant dans le African Quare Park pour devenir un événement régulier où toute une communauté de jeunes peut se rencontrer. De ce fait, le pseudonyme « Ghetto Style Djs » sera le nom de code pour désigner les personnes venant mixer chaque soir.
Cependant, il faudrait être utopiste pour croire ne serrait-ce une seul seconde qu’aucunes contraintes ne viendront perturber cette organisation décousue. La nuit du 12 mars 1983, la police s’immiscera dans le parc sous prétexte d’un dépassement d’horaire abusif de la part des clubs. L’alcool collant à flot, une partie des fêtards allèrent lancer des bouteilles et autres pierres sur les convois bleutés. Parmi tout les fédéraux, l’un d’entre eux semblait plus hargneux, prêt à déboîter des têtes. Son nom ? Butler. Craint de tous pour son manque d’humanité, il aura longé le parc pour mener un face à face avec Uncle Luke et lui dire de couper ses platines. Pris dans le feu de l’action, le Dj répondra par un net « Fuck you ! ». Un acte catégorique qui entraînera de violentes émeutes. Après cette nuit endiablée qui aura causée une trentaine d’arrestations, Luke va éveiller sa conscience politique en trouvant sa voie en tant que militariste et trouver un substitut pour que la misère de Miami soit oubliée le temps d’un soir.
Ce parti pris résultera à la boite de nuit Pac Jam Teen Disco, offrant aux adolescents la possibilité de se défouler sur des Sound-system venus faire trembler le sol, le tout recouvert de néons verts éclairant la piste. Avec des allures de night club Européen, les basses seront le fer de lance de cette bataille, parvenant à faire se déhancher des gosses jusqu’au lever du jour. Nommer sombrement la Miami Bass, tout reposera sur ce Kick-Drum provenant d’une Roland TR-808 embarquant les auditeurs à l’extase. On comprend que les artistes ne mettent pas en avant un rap conscient aux paroles évangélisatrices, mais plutôt une atmosphère se mêlant entre sexe et transpiration. Des valeurs qu’un trio s’empressera de représenter sous des lyrics nasty. Régit sous le blaze de 2 Live Crew, ils se feront repérés par Luke grâce à leur titre Beatbox et signeront dans son label au nom quelque peu douteux : Luke Skywalker Records.
Propulser dans les clubs, le trio, qui sera rejoint par Luke pour les back-vocales, va promouvoir les fessiers qui gigotent de bas en haut et les paroles obscènes. Lorsque le hit Throw My Dick s’impose dans tout le pays, on le qualifie comme un hymne du sexe. Que ce soit Mr. Mixx, Brother Marquis ou Fresh Kid ice, chacun des membres rugissaient la phrase interdite au micro. A chaque album, le groupe repoussera la limite du vice avec des pochettes affichant une ribambelle de postérieur et un contenu de lyrics toujours plus explicites. Quand les gamins de la Middle Class s’emparèrent du disque, cela fut inadmissible pour les parents, voyant venir chez eux un objet provenant d’une culture qu’ils ne toléraient pas. Un shérif, connu sous le nom de Nick Navarro, endossera fièrement le titre de porte-parole pour permettre la suppression du produit dans les rayons de magasin. Avec l’arrivé du nouveau tube Me So Horny venu gonfler la veine du politiquement incorrect, des arrestations de disquaires et des interdictions de jouer le morceau en concert ou en radio seront mise en œuvre par l’Etat.
Passant par la case prison et par des procès judiciaires, le groupe soulève un questionnement : la liberté d’expression est-elle respectée ? Le disque As Nasty As They Wanna Be sera l’une des clés de voute dans cette guerre qui mènera à la création de la vignette emblématique Parental Advisory Explicit Lyrics. Pour autant, Luke se sera battu pour gagner ce procès et cette étiquette ne sera qu’une intermédiaire, car le verdict tombera en « non-coupable ». Le Hip Hop peut alors perdurer et garder son âme revendicatrice.
La spleen sur du 808
Si la Floride constitue le berceau de cette culture Sudiste, le Southern Rap s’est propagé dans tous les autres Etat environnants comme le Texas, Houston ou Atlanta. En plus d’un esprit plus festif et un style de vie situé entre les croisades laid back de Californie et les sonorités chaudes en provenance des îles coloniales, la basse de la 808 perdurera pour s’implanter dans Trap de maintenant.
Dans le dernier EP du Français Prince Waly, on peut entendre une ligne qui interpelle : « J’suis comme ce gamin de Miami, je n’ai pas vraiment d’amis ». Si, même chez nous, on est conscient d’un tel clivage, ce n’est pas anodin. Entre les Xxxtentacion et leurs dépressions ambulantes ou des Kodak Black aux procès incalculables, on comprend vite que la ville dispose d’un climat asséché rendant les citoyens angoissés. Certains le disent eux-mêmes : dès le plus jeune âge, tu es abandonné tel un loup sauvage errant à la recherche de son essence. Après tant de garden-parties sous la lumière des côtes rocheuses, qu’est-ce qui a bien pu causer une telle mélancolie chez nos rappeurs Floridiens d’aujourd’hui ?
D’Upper East Side à Coconut Grove, les plages de sable blanc se confrontent aux strip-clubs, boites de nuits et autre casino classieux. Sous les tropiques, les tourismes grouillent dans les boutiques, les hits de demain se popularisent entre 0h00 et 6h00 et l’argent se déverse dans les caisses. Mais qui aurait cru qu’à quelques mètres de ce lieu paradisiaque, la police s’acharne contre la population noire sans raison notoire. On entendrait des rumeurs disant que les derniers ordres communiqués furent d’arrêter la tranche des 15-30 ans sans prétexte, avec des lynchages qui s’avèrent être réguliers. Pourtant, L’ambiance bouncy perdure dans les années 2000 avec Trick Daddy ou Trina et leurs disques qui s’infusent d’une ambiance dansante et énergique. Un héritage aura su être conservé avec Rick Ross qui glorifiera les grandes allées de Carol City et les business crapuleux inspirés d’Al Caponne. Une démarche qui lui permettra de constituer l’un des plus grands labels : Maybach Music. Mais les jeunes du quartier ne voient pas les choses d’un même oeil. Eux s’implantent des grillz dorés dans la chair et se font pousser des Dookies dreads, leurs donnant une crinière épaisse de Rasta. Si Rosay avait pris sous son aile Gunplay, un homme entaché par la vie de crackhead collant à l’esprit borderline de Miami, le souffle d’un nouvel air n’arrivera réellement qu’au commencement de notre décennie.
Pour introduire cette nouvelle culture, SpaceGhostPurpp et son crew Raider Klan en seront les dignes représentants. Ces adolescents voient leur palmier arborer une couleur pourpre dû aux coulées de Lean dans leur gosier. La drum de la 808 n’est plus synonyme de danse festive, mais plutôt d’un environnement macabre, décoré de maisons pastelles aux briques instables et d’un ciel brumeux. Leur ADN se concentre dans un flow granuleux et espacé sous des productions presque inaudibles causées par un détour à Memphis pour s’imprégner du sulfate des talentueux Tree Six Mafia, tout en y incorporant leur patrimoine de Floridien. Avec un équipage qui s’étend sur plusieurs zones, on constate que beaucoup de jeunes s’identifient à ce groupe, lui permettant de construire petit à petit son empire à base de codification bien précise tel que leur propre alphabet inspiré des hiéroglyphes, où les A deviennent des V et les S prennent la place des Z. Les thématiques se veulent être remplis de messages subliminaux et d’une adoration pour les sectes et rîtes incongrus, le tout mêlé a la vente de drogues aux vertus spectaculaires. Pas de paillettes ni d’artifices, juste une réalité transcendante qui s’imprègne sur les murs en ruines et dont personne ne peut s’en échapper.
A ce jour, la bipolarité du leader Purpp aura provoquée une dissolution hâtive, et cela malgré un avenir brillant notamment grâce aux connexions alléchantes avec le Asap Mob. La majeure partie du groupe aura choisi de marcher seul et bâtir son propre sentier vers la gloire. Si certains s’en sortent avec succès comme Denzel, nombreux sont les hommes comme Chris Travis et Yung Simmie planent dans une ombre isolée à l’intérieur d’un univers gothique destiné à une niche bien trop étroite. En ayant pu se développer sur la plateforme Souncloud, nul doute qu’une tranche de rookies s’est emparée de la tendance pour atteindre le Billboard. Avec un amer goût de lamentation forcée et de fausse dépression, l’Emo-Rap tire ses racines directement de la Floride en ne conservant que la surface de cette musique. Si la tristesse obsédante qui s’infuse dans le Hip Hop n’est, qu’une fois de plus, un outil marketing, les gamins qui ont grandis sous les palmiers sont belle et bien dans un climat inquiétant où règnent violence et solitude.
Une région aride
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. En 2018, on recense un taux de 13 % de jeunes se déconnectant de la vie scolaire, ainsi que 12 % de familles en insécurités. Mais si ces chiffres sont devenus si alarmants, cela est d’abord provoqué par des faits divers. Pour exemple, les habitants doivent s’accommoder d’un climat tropical ardu avec une chaleur humide pouvant en aliéner plus d’un, dans des maisons à l’isolation douteuse, et où, en vue d’une énième gentrification, les minorités se doivent d’habiter sur une petit parcelle de boue. Mais les ouragans sont un problème encore plus catastrophique dont la population doit payer régulièrement le prix. La Floride est l’Etat le plus touché par ce phénomène avec environs 500 cyclones déclarés et dont les 2 derniers sont Micheal en 2018 et Irma un an auparavant. Une réalité qui ne laisse place à aucun avenir pour s’installer en toute pérennité, et répandant dans un sentiment de peur constate. Pour amplifier les craintes des habitants, les mesures prisent pas la police locale ne joue pas en leur faveur. Certains quartiers comme Liberty City ou Carol City sont pris pour cible dans des arrestations hasardeuses massives laissant pleuvoir quelques balles. Sans oublier cette surveillance accrue venue restreindre inconsciemment l’acte de libre arbitre. Le cas est loin d’être isolé et instaure un « chacun pour soi » justifiant cette solitude que chaque enfant subit.
Les rappeurs ayant une grande notoriété ne sont pas mieux lotis car, en dehors de cette comédie gargantuesque qui s’est rependue dans le Hip Hop, beaucoup paraissent sincèrement rongés par leur environnement. Lorsque Gunplay s’exprime, il dit être toujours bloqué entre 4 murs, maintenu par ces addictions multiples. Malgré les années qui défilent, ses Dookies Dreads se tiennent toujours sur son crâne et ses tatouages l’empêchent de s’extraire de ses liens de sangs. Certes, les voitures sont plus clinquantes, la maison mieux isolée et pourtant, le personnage dit ressentir un creux dans le ventre qui ne veut pas se remplir et son visage déchu ne s’efface pas. Cette dépression chronique touche une large partie des rookies nés dans la contrée. Kodak Black donne l’impression qu’il aurait déjà tout vu, que la coquille le préservant son innocence s’effrite sous ses yeux, Robb Banks, lui, ne voit qu’a travers les pilules dilués dans la lean, pour une large partie du Radier Klan, l’idée d’un monde irréparable devient une idée statique, toujours plus présente dans leur rap funeste.
Denzel, quand à lui, a l’air d’avoir vaincu cette boule qui lui frappait l’abdomen. Ta1300 lui a permis exorciser ses démons pour nous montrer que la crasserie du ZUU de Miami peut se faire balayer d’un revers de main sous un soleil cuisant. Depuis bien des années, les sound-system refont craqués le sol et la populace vient se rejoint sous les palmiers pour fêter l’héritage abandonné de la Miami Bass. Dans la vidéo illustrant le morceau Ricky, les couleurs maussades variant du noir au gris se font rares pour laisser place à des pigments cassés. Les invités de l’album montrent une envie de renouer des liens avec ses compagnons de toujours. Que ce soit Rick Ross, le chef de fil ou Ice Billion Berg, l’une des fiertés locales, ils déposent chacun leur tour une pierre sur l’édifice. De ce fait, la scène n’est plus une plaidoirie, mais un terrain d’entente où la marche vers la lumière divine n’est plus parcourue en solitaire mais entouré d’une fratrie.